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mardi 15 janvier 2019

La bête et la belle - Thierry Jonquet


Collection Série Noire n°2000 (Gallimard) - 1985

Réédition en Folio Policier omnibus sous le titre générique "Romans noirs" - 2000

A mi-parcours des années 80's, ou même avant, quelle importance tant l'histoire est intemporelle, dans une banlieue industrielle parisienne, pauvre et délabrée: les trajets borderline, torturés et glauques, violents et parallèles de deux paumés urbains et de quelques protagonistes satellitaires emportés ad patres par la dinguerie assassine d'un mari jaloux et abandonné.

Le lecteur va évoluer au coeur d'un huis clos typique du néo-polar, oppressant et intriguant, jusqu'à l'épilogue final qui va lui offrir (point d'orgue suprême, et je pèse mes mots) une mise en abîme phénoménale.

Le syndrome de Diogène: nul doute, vous en avez entendu parler. Un syndrome psychiatrique qui impose, entre autres, à celui qui le subit de conserver chez lui tous les déchets qu'il produit. La conséquence immédiate est, pour lui, une totale vie de reclus où  son hygiène physique et mentale n'est plus qu'un fantôme du passé. Son isolement social est enfin brisé quand les services sociaux interviennent, à moyen ou long terme, lorsque le voisinage commence à percevoir les odeurs induites.

Et là, concernant les héros principaux de "La bête et la belle", c'est la Police, plus que la psychiatrie, qui va prendre en charge les suites à donner à la découverte du dépotoir à ciel fermé. L'appartement, encombré du sol au plafond, ses deux occupants marginalisés, les cadavres qu'on va y trouver, vont être les points de départ d'une enquête étonnante sur une série de meurtres jusqu'alors inexpliqués.

La suite appartient au roman... et n'est pas sans surprises. Le lecteur pensera jusqu'aux dernières pages tout maîtriser de l'intrigue en cours et surtout de sa conclusion. Il se trompe: l'épilogue est à double détente. La seconde est implacable et le laissera sur le c**. Thierry Jonquet applique à ses mises en abîme le système à deux lames de certains rasoirs jetables: la deuxième coupe le poil avant qu'il ne se rétracte sous l'assaut de la première.

Roman choral, "La bête et la belle" donne tour à tour la parole aux différents protagonistes. Ces derniers ne possèdent pas vraiment de noms, seuls de banals substantifs les désigne, il y a:
_le Coupable qui, comme dans Columbo, si je peux tenter le rapprochement, est connu d'emblée du lecteur désormais fixé. Il est le propriétaire de l'appartement obstrué, sa femme veut le quitter et ...
_le Vieux Léon, clodo en plein hiver, sale et repoussant, qui va trouver toit, pitance, alcool et amitié dans le tas d'ordures immobilier occupé par le Coupable.
_et Gabelou, seul nommé de son patronyme, flic aux aguets du (ou des) tueur(s) à ferrer.

4 de couverture: "Léon est vieux. Très vieux. Léon est moche. Très moche. Léon est sale. Vraiment très sale ! Léon se tient très mal à table. C'est dans sa nature. C'est triste ? Non. Léon a enfin trouvé un ami, un vrai de vrai ! Seulement voilà, le copain en question est un peu dérangé. Parfois dangereusement. Mais Léon est indulgent envers ses amis. Pas vous ?"

D'autres protagonistes n'interviennent que le temps de finir leurs vies:
_Les victimes donc: la Vieille("suicidée" au gaz), le Commis-boucher(accident de la route maquillé) , le Gamin...etc

Un autre, enfin, pour mettre de l'huile sur le feu:
_L'Emmerdeur(assureur flaireur d'arnaques à l'assurance).

Pour décrire l'ambiance régnante: nul besoin de mots; se reporter simplement, si vous l'avez déjà supportée jusqu'au bout sans faillir, à celle suintant du film "Série Noire" (1979) d'Alain Corneau avec Patrick Dewaere et Myriam Boyer. C'est glauque à souhait, noir et sans espoir, violent et saignant. C'est un huis clos oppressant et sans issue, tourné en couleurs; mais le noir et blanc bien sombre aurait presque mieux convenu.

Les phrases de Jonquetsont brèves, sans effets littéraires, le propos est essentiellement factuel, sans artifice. Pas de belles phrases. La recherche de l'essentiel prime. Cette manière est totalement volontaire, délibérée. Il en ressort un effet réaliste exacerbé, une déshumanisation presque choquante de la situation, qui pousse le lecteur parfois à l'abandon quand le sinsitre et le malsain le frôlent de trop près. On baigne dans le fait divers sordide. Pas d'empathie; si ce n'est que le final grandiose la restitue et l'exponentialise.

Quelle prouesse d'auteur que celle qui gruge ici le lecteur en le plaçant sur le plan d'une réalité trompeuse, l'amène à se dire qu'il vient de parcourir 181 pages en se faisant mener par le bout du nez ?

Fascinant.
A lire. Absolument. Pour le simple plaisir de se faire berner.

Pour celles et ceux qui connaissent, il existe un équivalent d'auteur en SF, à agir de même, à bluffer, à tromper et à gruger: c'est Christopher Priest. Jonquet en ce domaine n'est pas mal non plus. D'autant que "Mygale", du même, en ces trompe-l'oeil, était déjà très efficace.

Gallimard, éditant la collection "Série Noire", ne s'y était pas trompé en 1985: Jonquet, en insigne honneur remis, s'était vu avec "La bête et la belle" confier le 2000ème titre de la série. C'est dire. D'autant que le roman reçut le Trophée 813" la même année.


14 commentaires:

  1. je me sens oppressée rien qu'à lire ta description.. mais je me dis que ça doit valoir le coup de lire ce livre!

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  2. Oui. J'ai longtemps été proche de ce sentiment. Jusqu'au bout du bout, jusqu'à ce que tout bascule et qu'enfin l'empathie s'empare de tout et renverse totalement la perception. La mise en abime est aussi forte que celle rencontrée dans "inconnu à cette adresse" et implique même que le lecteur devrait relire le tout pour comprendre comment il s'est fait berner par la magie de l'auteur.
    Je sais que tu ne liras jamais ce roman, c'est dommage. Je peux te raconter la fin en mp...?

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  3. il ne faut jamais dire jamais! non, ne me raconte pas, on sait jamais..

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  4. _ « Pour décrire l'ambiance régnante: nul besoin de mots; se reporter simplement, si vous l'avez déjà supportée jusqu'au bout sans faillir, à celle suintant du film "Série Noire" (1979) d'Alain Corneau (...) »

    C’est bien à ce film que je pensais en lisant ta chronique...

    _ « "Mygale", du même, en ces trompe-l'oeil, était déjà très efficace. »

    Ah, ça, je confirme.

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  5. Oui, les deux épilogues clouent le lecteur sur la dernière page. Je ne m'en suis pas encore remis. Comment s'être laissé abuser à ce point..?

    Quant à "Série Noire" je l'ai vu deux fois. Le plus bizarre fut que le second visionnage m'a plus perturbé que le premier.

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  6. Quand on parle d'une fin comme tu le fais, c'est assez rare pour me donner envie de le lire. Et ça viendra probablement. J'aime bien Jonquet. Je suis en train de lire "Moloch" et j'ai déjà lu "Mygale", "Les orpailleurs" et "Du passé, faisons table rase". Je vois que tu as une édition qui en regroupe la plupart.

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    1. L'épilogue de "la bête et la belle" est de la même puissance que celui de "Mygale". Il est d'une mécanique de forme qui s'assimile à un tour de magie. Dans le même genre de prestidigitation littéraire tu peux essayer "Le prestige" de Christopher Priest. Je n'ai pas encore lu "Les Orpailleurs" et "Moloch". Cà vaut le coup..?

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  7. "Moloch" en lecture
    Je ne me souviens pas de "Les orpailleurs"
    "Mygale" est un roman très réussi, c'est vrai.
    J'ai peur de déjà connaitre la fin/chute de "Le prestige" par son adaptation cinéma.

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    1. Citation (Nicolas): "J'ai peur de déjà connaitre la fin/chute de "Le prestige" par son adaptation cinéma."
      >>>> AH..! Oui, c'est en effet perdre le sel du livre. Tu peux essayer "La séparation" ou "Le Monde inverti" (son premier roman).

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    2. N'es-tu pas en train de me conseiller toute la biblio de Priest?

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    3. Non, il y en a que je n'ai pas lus (les derniers), que je n'ai pas appréciés (Le don, une femme sans histoire...etc

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    4. Ça va alors. Je me suis noté tes recommandations.

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  8. Bonsoir, encore un écrivain français de talent trop tôt disparu. J'ai lu tous les romans de Jonquet, aucun ne m'a déçu (y compris celui-ci). Bonne soirée.

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    1. L'homme n'est, hélas, plus, mais ...

      Jonquet, je l'ai commencé d'enthousiasme, sur conseil avisé d'un scienfictionneux, fou de Manchette (il m'a aussi hameçonné avec cet autre auteur) qui devrait connaitre le chemin; ce fut avec "Mygale" et sa fin tordue; j'ai poursuivi ma route avec "La bête et et la belle" qui piège d'un bout à l'autre; et il me reste le reste. A suivre donc, car un jour ou l'autre il me sera temps d'"orpailler" (par exemple) à moins qu'un autre de ses romans soit plus profitable (Moloch pour n'en citer qu'un).

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