Albin Michel 1993 Edition originale française
Certains romans de Stephen
King (« Jessie », « Dead Zone ») se déroulent, pour partie,
durant l’éclipse totale de soleil du 20 juillet 1963 au-dessus du Maine.
« Dolores Claiborne » est
l’un d’eux. On retrouve sur une carte annexe certaines localités récurrentes de
l'oeuvre de Stephen King: Derry,
Bangor, Castle Rock… etc. L’action du roman se déroule sur une petite ile côtière :
Little Tall Island. Ce choix géographique n'est pas anodin, l'unité de lieu
cerne ainsi un huis clos où vont s'agiter trois personnages principaux. Le lecteur rencontre tour à tour Dolores, une simple femme de ménage,
confrontée à un mari violent et engluée dans les rapports ambigus qu'elle
entretient de longue date avec Vera
Donovan, sa richissime et esseulée patronne; Selena, la fille de Dolores,
l'axe humain autour duquel le drame va tournoyer, passer du statu quo au drame.
L'intrigue, lourde et complexe, peut se résumer comme suit sans trop déflorer:
un crime, si c'en est un, peut-il en cacher un autre, si c'en fut un aussi ?
L’éclipse totale de Soleil est une parenthèse temporelle de
courte durée dédiée à l’obscurité. Elle prive la Lumière de ses prérogatives
diurnes. Temporairement, le monde est rendu à ses craintes ancestrales :
ce qui se cache dans les ténèbres ressurgit face au savoir qui vacille. La Lune
occultant le Soleil, évènement rarissime, bouscule le vivant, et surtout
l’humain, dans ses certitudes immuables d’avoir bâti un monde sécure.
Tout peut arriver…
Les regards, curieux mais craintifs, se lèvent au-dessus de
l’horizon vers une déité céleste, une créature païenne noire et aveuglante à
qui tous les pouvoirs semblent désormais offerts. Les yeux se protègent
derrière le fragile rempart de verres teintés de suie. La Lune semble se
retourner comme un gant et montrer son côté obscur et froid. La température
ambiante chute en promesse imminente d’un enfer de glace. Le temps s’arrête
comme englué dans l’instant.
L’éclipse apparait comme un bref laps de temps en équilibre
instable entre jour et nuit, chaleur et froid et au final, de manière très manichéenne,
entre bien et mal.
C’est l’instant rêvé et tranché, confié à Dieu et au Diable,
pour que certains hommes paient pour leurs fautes. Et dans la tête de Dolores Claiborne c'est enfin le moment
de frapper pour qu’enfin meure son p***** de mari. Son geste rationnel et
prémédité n’emprunte pourtant pas au sacré de l’offrande à l’éclipse, il suit
un processus réfléchi et déterminé sur les chemins du pragmatisme et de
l’utile. Elle associe le meurtre à l’éclipse pour détourner les regards
d’autrui vers les cieux : ils ne témoigneront pas contre elle. Il lui reste un bout de vie à vivre et elle le
désire loin de la prison. Dolores attend
de cette mini apocalypse lumineuse une rédemption, une mise à jour de son
existence, un retour à zéro.
Le crime est presque parfait si ce n’est que… la suite
appartient au roman
Elle va nous raconter l’Avant
(ce qu’elle a subi et qui explique tout), le Pendant qu'elle livre sans fards (comment elle s’y est pris) et l’Après (les conséquences qui découlent
du meurtre). Les aveux se feront au rythme d’un « Je narratif » prenant et émouvant qui peu à peu taille le
portrait attachant d’une femme de bon sens, bousculée par des événements
qu’elle ne maitrise pas, meurtrie entre amour et haine, entre instinct maternel,
empathie pour autrui et désir farouche
qu’enfin la « bête » meure.
Dolores en
offrant son crime à l’éclipse le renvoie à Dieu et à sa justice divine ... ce
qui lui permet de passer aux aveux même si elle ne se cache pas d’un certain
cynisme
Stephen King dégoupille
les attraits du thriller sans emprunter un seul instant au Fantastique.
L’auteur semble pourtant utiliser les armes traditionnelles de ce dernier. Il
n’en est rien. Tout n’est que trompe l’œil astucieux et intelligent, magie de
forme qui maquille tout d’un Fantastique qui n’est qu’ambiance et rendu
d’atmosphère. Chapeau.
De plus, en dressant un portrait réaliste taillé dans une
vie quotidienne éprouvante, en détaillant au plus près de chaque instant les
ressentis de son héroïne, qu’ils fassent froid dans le dos ou emportent la
compassion, King endosse l’habit de
l’écrivain généraliste de talent. Sacre tour de magie.
"Dolores Claiborne", de part son caractère atypique, apparait un peu comme un des romans perdus de King. C'est dommage, quand, avec lui, on est pas loin du chef d’œuvre ...
Dernière chose. En prenant l’ouvrage en rayon de
bibliothèque j’ai cru me débarrasser le temps d’une lecture de l’emprise
psychique de la crise du coronavirus en cours. Il n’en a rien été tant nous sommes
dans une parenthèse de temps comparable à celle d'une éclipse de Soleil.
PS: en 1995, Taylor Hackford réalisa une version ciné du roman.
On y trouve Kathy Baytes (celle qui tint le rôle terrifiant d'Annie Wilkes dans
Misery) campant Dolores Claiborne. Le film eut un succès modéré ... et
pourtant. L'adaptation est réussie même si le scénario explose, sans le trahir,
l'ordre chronologique du roman; allège un peu le poids des événements des
épaules de l'héroïne au profit de celles de Selena, la fille. L'intention
première de King est préservée ... et le spectateur ne sort pas indemne du
récit.
Insert cartographique présent dans le présent roman, dans "Jessie" et peut-être (?) dans Rose Madder.
Une chose est sure, après la lecture de ta chro, je n ai qu une envie, lire ce roman..en ce qui me concerne, je ne recherche pas forcément le fantastique dans les romans de King. Ses histoires sont tellement bien tournées qu elles sont de toutes façon un réel plaisir à lire :-)
RépondreSupprimerJe rejoins ton propos, persiste et signe: King n'est pas tant un auteur de "mauvais genres" qu'un vrai et talentueux auteur de littérature générale. C'est perceptible dans la plupart de ses ouvrages via les digressions qu'il impose. Mais ici, en évacuant le fantastique de fond, en laissant croire au thriller, il rend une copie qu'envierai maints auteurs de littérature blanche. Dolorès fait confession et ce "je" qui dit tout offre une tranche de vie taillée dans la vérité d'une vie: la sienne. Et elle prend aux tripes. Le lecteur est au-delà du plaisir de lire: il est dans l'empathie totale tant le visage de Dolorès transpire des caractères d'imprimerie de chaque page lue.
SupprimerEn relisant, je m'aperçois que j'ai fait l'impasse sur le personnage de Vera Donovan, qui montre la vieillesse au plus près du naufrage d'une vie jadis facile et insouciante. L'argent n'est rien face à la solitude, au fauteuil roulant, à la dépendance d'un autre ... d'autant que, pauvre ou riche, les visages sont si semblables...
RépondreSupprimerJe l'ai dans la PAL et je ne vais pas le sortir tout de suite bien que, comme Cheyenne, ta chronique m'y incite. Je lis la seconde partie de Ça, déjà un bon morceau de littérature.
RépondreSupprimerAprès discussion sur Babelio (merci Cheyenne et Lyoko) il apparait que Stephen King ai voulu faire de "Jessie", "Dolores Claiborne" et "Rose Madder" un triptyque féministe consacré à des femmes battues. D'autre part l'éclipse du 20 juillet est à chaque fois présente (une même carte apparait en prologue de "Jessie" et "Dolores...", n'ayant pas "Rose Madder" je n'ai pas pu vérifier. Certains évoquent ainsi le tout comme constituant "Les livres de l'éclipse".
RépondreSupprimerD'autre part, à contrario de ce que j'ai écrit du roman dans cette chronique, le décrivant indemne de tout fantastique, Lyoko apporte une précision qui montre que ce n'est pas exact: dans le cours du récit Dolores entrevoit en situations dramatiques la/les présence(s) éthérée(s)d'une femme/fille. Ce seraient Rose et Jessie. Il en serait de même dans "Jessie" où apparaitraient les deux autres (je ne me souviens plus) et de la même façon dans "Rose Madder" (pas lu) pour Jessie et Dolores.
Ma foi, belle idée
Merci Cheyenne, merci Lyoko.
Intéressant. J'avais pas fait attention a ses apparitions dans Jessie. Je lirais les 2 autres d'un oeil nouveau du coup.
SupprimerTerminé aujourd'hui et j'ai adoré. Du grand art. Classé terreur chez Pocket mais quelle ineptie. C'est du classique. La part fantastique est anecdotique quoique. Je n'ai vu qu'une apparition et je me rappelai plus qui pouvait être cette gamine et plus tard cette femme en danger (même gamine qui a grandi). J'ai pas reconnu Jessie. Cependant, j'ai retrouvé les liens de télékinésie qui permet de communiquer avec quelqu'un d'autre comme dans Shining ou Docteur Sleep. Je me suis même demandé si la richissime veuve n'apparaissait pas ailleurs.
SupprimerEn tous cas, je suis du même avis que toi.
Citation Nicolas:"En tous cas, je suis du même avis que toi."
Supprimer>>>> :-)
Citation: " Classé terreur chez Pocket mais quelle ineptie. C'est du classique. La part fantastique est anecdotique quoique." >>>> Avec King on a l'habitude de cette classification à minima, elle fait vendre. Et King sait en jouer d'un point de vue marketing. "Dolores Claiborne" tient très bien la route sans çà. Ce qui, à l'inverse, m'interroge un tantinet est que des lecteurs potentiels sont passés à côté du bouquin à cause d'une étiquette qui les repousse.
Il y a ceux qui vont passer à côté à cause de ce classement et ceux qui vont être déçu en le sélectionnant sur ce seul critère car ils vont pas avoir le frisson du siècle.
SupprimerTout à fait.
SupprimerEt ce n’est pas faire offense aux littératures de genres que de dire certains titres de leurs auteurs phares seraient mieux servis par des parutions sous label généraliste.
Je repense au Seigneur des ténèbres de Robert Silverberg, grand roman d’aventures historiques, limité au rayon SF et qui ne trouva pas son public.
Je repense également à une déclaration du dir’coll’ de Denoël Lunes d’encre, disant qu’il préférerait autant que La séparation, roman de Christopher Priest sur le Blitz, ne reçoive pas le Grand Prix de l’Imaginaire (raté ; il l’a eu...) car alors le bandeau promotionnel le limiterait, lui aussi, au rayon SF.
Merci Lyoko surtout! moi j'ai rien fait! c'est elle qui a tout expliqué :-D
RépondreSupprimerAvec Stephen King, on doit être dans sa tasse de thé, j'ai l'impression..!
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