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lundi 8 novembre 2021

Conséquences d’une disparition – Christopher Priest

 


Réédition Folio SF n°679 (2021), VO 2018 "An American Story", VOF 2018 Coll. Lunes d'Encre)

 

Comme le laisse deviner l’ingénieuse illustration proposée par Aurélien Police (pour peu que l’œil accepte de changer sa manière de voir et découvre l’illusion d’optique) « Conséquences d’une disparition » propose une perspective nouvelle sur un évènement majeur de l’Histoire mondiale récente. Christopher Priest revisite les Attentats du 11 septembre 2001. Ce n’est pas du journalisme d’investigation ; le but de l’auteur n’est pas tant d’en proposer une énième variation explicative, ni d’y insérer un personnage romanesque et son destin imaginaire que de truquer, une fois de plus dans sa bibliographie, la réalité de ce qu’il écrit. Le jeu de dupes qu’innocemment il propose le transforme en marionnettiste ; son lecteur en bouts de fils se laisse manipuler, tombe dans un piège qui ne dit pas vraiment son nom. Sa manière talentueuse d’agencer les phrases et les situations s’y prête, se fait magie stylistique (comme dans « Le prestige ») et devient art. Mais sur ce coup, est t’il aussi efficace que dans « La séparation » ? Non, quand, à mon sens, l’évènement central mange toute la place accordée à la fiction.

Nous sommes en 2021, mais aussi en 2001 et 2006, Priest brasse le temps en flashbacks incessants, jongle avec les années, va et revient sans cesse, en flux et ressacs explosant le récit. Les repères en pré, per et post 2001 s’éparpillent, participent du jeu en cours ; Priest est maitre de leur distribution et impose ses règles. Le plus étonnant est qu’il n’y perd pas son lecteur, tout est fluide et avance doucement.

Benjamin Matson est journaliste scientifique, travaille en freelance, parcourt le monde d’une interview à l’autre ; il rencontre des sommités reconnues dans leurs domaines respectifs à l’occasion des avancées notables qui sont les leurs.

L’avion est le quotidien de Ben. C’est, le concernant, un instrument de travail indispensable ; mais aussi un moyen d’enquête parallèle, de part et d’autre de l’Atlantique, sur un évènement qui a fait basculer son existence, sur l’énigme d’une disparition qu’il n’a jamais pu résoudre.

Les attentats contre les Twin Towers du World Trade Center et le Pentagone ont bousculé le monde, rien ne sera plus comme avant, encore moins pour Ben Matson. Le 11 Septembre 2001, il a perdu la femme de sa vie, Lil ; elle se trouvait dans l’avion ciblant le Pentagone ; elle n’apparait pourtant pas sur le listing des personnes disparues ...

20 ans plus tard, bien que marié à une autre et papa de deux enfants, Ben enquête toujours sur les attentats. Il se veut rationnel et pragmatique entre version officielle et celles oscillant entre possibles raisonnables et délires complotistes. Il n’aura de cesse de chercher l’absente, de comprendre, pour enfin faire son deuil.

De détails en détails il va peu à peu glisser vers la vérité … la suite appartient au récit.

Si le dernier chapitre titré « En ce temps qui vient, 2024 » suggère au final un récit d’anticipation qu’en est ‘il de ce qui le précède ? Trans-fiction* entre littérature blanche et SF ? Littérature générale ? Rien n’est sûr. Toujours est ’il que le roman s’inscrit en collection spécialisée SF chez Folio et que d’autres particularités du récit renforcent ce positionnement éditorial.

Ainsi, un des personnages secondaires, la belle-mère de Ben Matson, semble régurgiter aux berges d’un Alzheimer naissant et tenir pour authentiques, des souvenirs issus d’une réalité alternative qu’a entrevue le héros lui-même auparavant.

Ben Matson vit sur une ile (une parmi quelques autres) du nord de la côte ouest écossaise, elles évoquent celles, alternatives, de « L’archipel du rêve » (et des œuvres consœurs affiliées). Priest joue des codes internes présents dans son œuvre, ramène son lecteur vers une structure insulaire qu’il a imaginé et qui a bâti quelques-uns de ses succès de librairie.

Le héros est né en Angleterre et vit près de Glasgow; il serait britannique si l’Ecosse ne s’était pas volontairement décrochée du Brexit et ralliée à l’Union Européenne. Ce fait non historique place le roman de plein pied, certes léger, en territoire SF, en uchronie ou au cœur d’un univers parallèle. Le lecteur n’en saura guère plus sur ce changement alternatif de perspective géopolitique, économique et social ; il ne métamorphose que peu, car semble t’il trop récent, la face du monde que nous connaissons. A moins que Priest n’ai mis le diable dans d’autres détails que je n’ai pas perçus, la différentiation entre notre réalité et celle présentée ici ne sera guère creusée plus avant. Avec Priest, ici, rien d’étonnant ; il s’est créé une spécificité d’auteur, celle de proposer des trans-fictions* où les thèmes abordés hésitent entre Littérature Blanche et SF, dans un étroit no man’s land où il taille des réalités alternatives discrètes et fragiles. Ce Royaume Uni totalement disloqué où des frontières hermétiques cisaillent l’ile n’impacte finalement que peu les attentats ; le propos de l’auteur est ailleurs, celui de semer le doute dans l’esprit du lecteur tout autant que l’ont fait les évènements du 11 septembre eux-mêmes sur la réalité des choses. Univers alternatif ? Réalités parallèles ? Uchronie ? Les touches de différentiation sont légères, le lecteur doute, s’accroche aux détails qui se dérobent, sa compréhension est instable, incertaine, floue.

Lil disparue, Ben cherche à comprendre. La version officielle de l’emboitement des faits est, peu à peu, rendue publique. Les hautes sphères ne démordront jamais des conclusions initiales, même si pourtant, des zones d’ombre comme autant de coins de bois fendillant la réalité, pointent des failles béantes que personne ne daignera jamais boucher. Un autre monde se profile, moins le fruit des événements que le produit de ce qui n’a pas été révélé.

« … si une situation peut être considérée comme réelle, alors elle aura des conséquences réelles » ainsi s’exprime Kyril Tatarov un mathématicien de renom que Ben interviewe en 2006.

Priest s’immisce dans les interstices entre version officielle, celles raisonnablement divergentes et les dernières délibérément complotistes. Il semble vouloir démontrer que sa version n’a pas plus de consistance que celle incomplète proposée par l’état, que le monde réel dans lequel nous évoluons, désormais bâti sur des incertitudes majeures faute de réelle transparence, n’est pas plus légitime que celui qu’il a imaginé.

Mais est-ce vraiment çà ? Va savoir ? Avec Priest, les choses ne sont jamais ce qu’elles paraissent être ; elles sont subrepticement autres, il y a tromperies lentement instillées, manipulations discrètes. Priest est maitre d’œuvre d’une réalité malmenée sans qu’on y prenne vraiment garde ; elle subit des twists en touches légères, presque invisibles, diaphanes, simplement nécessaires et suffisantes. Priest agit en filigrane, doucement fantomatique. Il y a du Dick et de ses réalités truquées en lui. Mais là où Dick y perdit les miettes de lui-même qui lui restaient, là où il exorcisa en vain par l’écriture les doutes qui le minaient, Priest s’amuse, bluffe, piège et dupe qui le lit, impose ses règles là où Dick les subissait.

Lire Priest c’est ouvrir un territoire de mots où chaque phrase manipule, pousse vers une réflexion autre que celle que la logique aurait dû imposer, c’est s’offrir à un talent d’auteur qui, mine de rien, nous fait croire à une réalité inventée, crédible, dissoute dans une autre (la vraie) qu’il tait et révèle en épilogue.

Étonnante lecture

 

*Trans-fiction : une œuvre romanesque malaisément classable, à cheval entre deux genres, entre littératures de l’Imaginaire et celle dite générale.

6 commentaires:

  1. Je ne connais pas cet auteur..
    Ce que tu écris sur cette oeuvre me laisse perplexe. Le tout semble fluctuant, incertain, inclassable.
    Tu penses que ce roman pourrait me plaire?

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  2. Citation @☺ Cheyenne: "Ce que tu écris sur cette œuvre me laisse perplexe. Le tout semble fluctuant, incertain, inclassable." >>>> C'est tout à fait çà. Diaphane, en pointillés, mouvant ... etc..!

    Citation @☺ Cheyenne: "Tu penses que ce roman pourrait me plaire?" >>> S'il est un Priest par lequel commencer ce n'est, à coup sur, pas celui-ci. "La séparation", et plus surement "Le prestige", s'y prêtent davantage. Le mécanisme "prestien" de chamboulement de la réalité perçue par le lecteur est moins complexe, plus tranché, plus définitif et surtout plus ludique. Là,je pense que l'auteur a cherché à nous mettre dans une incertitude égale à celle que le 11/07/01 réel à laissé dans l'Histoire. S'il y est parvenu, ce n'est pas tout à fait à quoi il nous a habitué.

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  3. _ "Avec Priest, les choses ne sont jamais ce qu’elles paraissent être ; elles sont subrepticement autres, il y a tromperies lentement instillées, manipulations discrètes. Priest est maitre d’œuvre d’une réalité malmenée sans qu’on y prenne vraiment garde ; elle subit des twists en touches légères, presque invisibles, diaphanes, simplement nécessaires et suffisantes."
    puis :
    "Là, je pense que l'auteur a cherché à nous mettre dans une incertitude égale à celle que le 11/07/01 réel à laissé dans l'Histoire. S'il y est parvenu, ce n'est pas tout à fait à quoi il nous a habitué."


    Avant de lire ce dernier commentaire, je me disais que décidemment, depuis vingt ans, les romans de Priest me semblent tous sortis du même moule (me semblent, car c'est ce que je me représente à partir d'avis divers, n'ayant pas lu moi-même l'auteur depuis longtemps — j'avais adoré La fontaine pétrifiante, premier pas sur cette ligne de crête que tu évoques, entre littérature générale et spéculative).

    Il propose donc ici quelque chose de légèrement différent. Mais je crois que je vais quand même attendre voir s'il prend des risques plus marqués dans ses narrations futures. Pas sur sujet (car de ce côté-là il est difficile que choisir plus sensible que les attentats du World Trade Center...) mais dans son approche.


    PS : " (...) nous mettre dans une incertitude égale à celle que le 11/07/01 réel à laissé dans l'Histoire."
    Le 11 juillet ?? J'aurais juré que les évènements avaient eu lieu en septembre... : un doute priestien m'étreint. ;-)

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  4. @Jim citation: "Le 11 juillet ?? J'aurais juré que les évènements avaient eu lieu en septembre... : un doute priestien m'étreint. ;-)" >>>> MDR. Je corrige. Merci.

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  5. Ailleurs, sur un autre site, un avis argumenté, très voisin du mien, relayé avec l'autorisation de l'auteur: paulsud09 (Merci à lui).

    https://www.babelio.com/livres/Priest-Consequences-dune-disparition/1064223/critiques/3121855

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    1. Citation : « Une île qui pourrait appartenir à l'archipel du rêve ?? » >>> Étonnamment, je n’ai pas pensé à çà quand sous l’angle priestien de distorsion, ce ne serait nullement impossible et rajouterait même un joli clin d’œil à son oeuvre.

      Citation : « C'est bien sûr aussi , comme toujours avec Priest, une ode aux apparences, à la vérité qui n'en est jamais une seule unique, aux faux semblants et aux mensonges avec une maîtrise parfaite des récits parallèles qui s'enchevêtrent sans jamais se superposer totalement … » >>> Quelques mots précis et tout est dit de son art de la manipulation des mots. C’est à chaque fois, de sa part, un Prestige étonnant et bluffant.

      Citation : « « Si les hommes définissent des situations comme réelles, alors elles sont réelles dans leurs conséquences » >>>> Priest tout craché. Son lecteur doit se méfier, lui qui marche si peu souvent sur la réalité et se laisse duper si volontiers (presque complaisament). Le mensonge devient vérité.

      Citation : « Un personnage clef du roman est aussi celui de la belle mère de Ben Matson, Lucinda qui suite à une attaque cérébrale développe des facultés à recréer la réalité et à s'inventer des mensonges , des faux souvenirs criants de vérités !! » >>>> Un personnage attachant (une belle-mère attachante ?), central sans y paraitre, peut-être même le coeur du récit; c’est elle qui m’a livré les clefs de la compréhension..

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