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mardi 16 août 2022

Femmes blafardes – Pierre Siniac

 


Réédition Rivages/Noir (1997) ; Première édition : Fayard, coll. « Fayard noir » no 17 (1981)

 

Pierre Siniac, un écrivain français du XXème siècle, un auteur reconnu de polars à la française un tantinet atypiques (une cinquantaine de romans et nouvelles). Un homme profondément solitaire et misanthrope qui, hélas, mourut (à 73 ans en 2002) dans l’indifférence silencieuse de son appartement ; on ne l’y découvrit en odorama-surround qu’un mois, environ, plus tard (les voisins du dessous ..!). Une bien vilaine façon de passer ad patres, du genre à sporadiquement secouer une Société auto-oublieuse de certaines solitudes induites (même si, comme ici, elles semblent volontaires et délibérées). Une mort tristoune, noir de gris, indigne, humainement et socialement inacceptable, profondément tragique et révélatrice, cruelle et imméritée. C’est aussi, peut-être, l’ultime pied de nez d’un romancier qui fit du noir de ses polars, de ses idées et de son humour trois sombres échos d’un monde oublieux de ses devoirs d’entraide.

Bref, quelqu’un qui détesta l’Humanité et préféra s’en exclure. Restent ses romans et nouvelles, tous prétextes à mettre son aversion en situations criminelles et en mots. Et là aussi, çà sent le renfermé, le longtemps mûri, le lâcher-prise dénonciateur, le coup de gueule hardi, la baffe à tout va, le grand dégoût d’un certain Bipède (majuscule imméritée oblige), de ses faiblesses et turpitudes. C’est souvent par le biais de l’ironie (et de l’humour noir) que l’attaque romanesque s’impose et se conclut au cœur de pitchs sombres et désabusés. Foncièrement dans une mouvance engagée d’auteurs policiers français des 70’s, Siniac s’en démarque via la forme qu’il impose, volontiers décapante, quelques fois absurde et un tantinet surréaliste. Le lecteur accroche à l’intrigue (somme toute classique) et à la manière désinvolte de la présenter. Chapeau bas, l’artiste.

Comme à chaque fois, je sors d’un Siniac, et de celui-ci peut-être plus que d’un autre,  bourdonnant de noires pensées mais rigolard, finalement très satisfait, prêt à la récidive jubilatoire (« Femmes Blafardes » m’est relecture et je n’ai pas, et de loin, tout lu de lui).

« Femmes blafardes » : le thème embarqué est celui archi-rebattu du tueur en série, accroché comme morpion à une petite ville de province typée 70’s, vendéenne pour préciser sans toutefois nommer (c’est qu’il en est de la susceptibilité des notables inclus face à leurs propres turpitudes). Basta, le patelin n’est qu’imaginaire, presque cauchemardé s’il n’était pas si réel et délirant. Profondément autarcique, il se replie sur lui-même en acceptant ses défauts et SURTOUT son tueur. La mort de certaines concitoyennes est-elle le prix à payer, celui de l’ordre retrouvé ? Il y a là du Chabrol en mots à défaut d’images ciné. « Lapin chasseur » est au menu du restau *** local (le jeudi soir, en prélude aux crimes, il joue un grand rôle dans la mécanique de l’intrigue) à défaut du « Poulet au vinaigre » de l’inspecteur Lavardin made in Chabrolie.

Cà commence comme dans un polar classique, par le syndrome romanesque de « l’étranger qui débarque en ville », celui venu de nulle part Dieu sait pourquoi, dont on ne sait rien puisqu’il ne dit rien ; sauf que là si : c’est un ancien flic, un désormais détective privé à la ramasse, un automobiliste en transit qui ...

« - Dites-moi, madame, est-ce qu'il y a un garage dans le coin? Je suis tombé en panne un peu plus loin et...
Elle bâillocha et il put voir sa bouche délabrée, des chicots qui semblaient avoir fait la guerre de Cent Ans sur un fromage de chèvre dur comme de la pierre :
- Bah, y a Cafarelli... Mais à c't'heure.. »

Le tueur (Qui est-ce ? Cela a-t-il même une importance, le propos semble ailleurs) : une silhouette en ombre chinoise, presque indiscernable, discrète et aux aguets, silencieuse et effacée ; un homme inséré au mieux (on le pressent) dans le tissu social ambiant (un parmi d’autres à sa ressemblance). Un serial killer, Jack de surnom, qui laisse un éventail sur le lieu de ses crimes (« Jack l’Eventeur»). Des mains d’homme qui courent sous les jupes lors des projections à « l’Hollywood ».

Les victimes : quelques femmes (jeunes et seules) devant l’écran blanc de leur dernière nuit blanche, assassinées au sortir du ciné-club des jeudis soir. La 4 de couv est accrocheuse, convaincante et mémorable : « Femmes blafardes. Et qui vous tirent la langue car elles ont été étranglées. Leurs yeux fixes ne sont plus que des étoiles glauques qui cherchent à percer la grande nappe qui les entoure, plus noire que la nuit, et où défilent à la dérive un tueur fou qui se prend pour le sadique du Yorkshire, un flic perdu dans la ville - et qui n'est le flic de personne - et une poignée de quidams serrés dans la main de la peur. »

Du boxon local (la gent féminine y est syndiquée) à l’entropie, au bordel total il n’y a que l’épaisseur de quelques lettres anonymes qui vont secouer le landerneau, un « Lapin chasseur » au menu … ou pas., celles et ceux qui gravitent en ville et font la pluie et le beau temps, la professionnelle Colette qui fait payer ses charmes à l’étal des nouveautés hebdomadaires du petit grand commerce local.

La mécanique du roman tourne inlassablement en rond, en mouvement perpétuel autour de deux axes : les lieux (le restau, le Centre Culturel, le ciné-club, le clandé, quelques commerces) et les personnages (les notables frileux et craintifs des dérèglements en cours, les commerçants aux recettes désormais chiches, les putes du boxon).

Siniac suit un fil d’Ariane, mais, au final, n’en n’offre t’il pas plusieurs ; par quel bout le prendre quand le serpent se mord la queue. Et si tout cela n’était qu’un Anneau de Moebius ? Mathématique mon cher Siniac .. !

Jubilatoire et addictif. Je m’attelle dans la foulée à « L’Unijambiste de la cote 284 ». A suivre .. !

12 commentaires:

  1. Une citation: "La voiture de Chanfier roule à toute allure dans les petites rues noires et désertes de la ville, précédée par les deux papillons blafards de ses phares qui, à chaque tournant, courent sur les murs comme chassés par une main folle".

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  2. Je m’attelle dans la foulée à « L’Unijambiste de la cote 284 »

    Excellente idée.
    Siniac est un nouvelliste formidable, et en plus ça parle de la Grande guerre !
    N'hésite pas à jeter un coup d'oeil à son autre recueil, Reflets changeants sur mare de sang, c'est un humour bien noir.
    Et pour son approche malicieuse de la Grande guerre, Ras le casque est formidable.

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    1. "L'unijambiste": cinq nouvelles sur sept lues. Légère déception (encore que ..!). Une impression d'incomplétude à chaque fois, que quelque chose manque. Bizarre, d'autant que le tout est une relecture (d'il y a quelques années) et que la première fois m'avait emballée. Peut-être une erreur en PAL ? Celle d'avoir enchainé deux Siniac, comme s'il y fallait une respiration, l'attente d'un vrai besoin.

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  3. Tentant, tout ça...!

    J'en prends bonne note.

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  4. là où certains trouveront loufoques l'intrigue, je suis d'accord avec toi que la chaîne causale de l'intrigue peut être vue comme un manège mécaniquement bien huilé ou bien une démonstration causale - quasi mathématique - des rapports humains. Bien sûr, il profite de notre ébahissement par le jeu qui l'installe, mais franchement c'est bluffant et tellement drôle. Comme tu évoques le cinéma, celui de Chabrol, je le rapprocherai aussi du film Le Limier de Joseph L. Mankiewicz (avec bien moins de personnages puisqu'ils ne sont que deux acteurs, et de lieux puisque c'est un huis-clos) car le plaisir réside grandement dans les rebondissements qui dévoilent lentement la mécanique bluffante de l'histoire. Et pour les aspects bonne bouffe/coquin/humour, je le rapprocherai de l'irrésistible BD "La passion de Dodin-Bouffant" par Mathieu Burniant. J'ai bien convergé les parallèles là ? :-)

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    1. * qu'il installe (aïe aïe mes fautes)

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    2. Citation: "J'ai bien convergé les parallèles là ? :-)"
      >>>> Oui, tout à fait. Merci d'être passé.

      Effectivement Siniac, via la chaine implacablement logique qu'il met à jour, s'amuse du jeu qu'il instaure (et nous aussi). Cet aspect ludique surligne tout autant une critique sociale féroce. Plus avant, l'anneau de Möbius décrit est en autarcie, auto-alimenté, à l'image du monde que nous vivons où chaque maillon y a son importance.propre.

      Merci pour les références satellitaires (je vais essayer de les trouver)

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  5. Bonsoir, je n'ai encore jamais lu de polar de Pierre Siniac mais tu donnes envie. C'est vrai que c'est un écrivain que je connaissais de nom mais pas plus. Le fait qu'on ait retrouvé son corps un mois son décès me fait dire que il y a beaucoup de gens très seuls à propos desquels on ne prend jamais de nouvelles. C'est triste de voir cela dans notre monde connecté. C'est vrai qu'en 2002, il n'y avait pas réseaux sociaux comme maintenant. Est-ce que cela aurait changé quelque chose? Je n'en suis pas sûre. Bonne soirée.

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    1. https://blogs.mediapart.fr/lancetre/blog/281217/pierre-siniac-lecrivain-mort-empoisonne-ses-voisins-pendant-un-mois

      L'essentiel de l'article est accessible et rend bien compte, en filigrane, de l'état d'esprit de Siniac.

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  6. Jamais lu Siniac et en fouillant dans ma PàL, je constate que j'en ai un de lui, Sous l'aile noire des rapaces. Roman de Guerre, la seconde. À coups sûr, tu viens de faire grimper l'intérêt de cet auteur à mes yeux. Lecture qui entre dans le champ des possibles.

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    1. Pas lu. Pas en ma possession. Le pitch est tentant. A suivre à l'occasion.
      Le roman existe sous deux titres (Google dixit):
      https://img.over-blog-kiwi.com/1/41/49/25/20171105/ob_c81295_sous-l-aile-noire.jpg (celui que tu sembles avoir, mais peut-être sous une autre couverture possible)
      ... et sa variante d'origine:
      https://i.ebayimg.com/images/g/wSUAAOxyPLpRcnIs/s-l1600.jpg
      Concernant l'auteur, Tardi a adapté son "Monsieur Cauchemar" sous le titre "Le secret de l'étrangleur". Il me le faut.
      https://www.recyclivre.com/media/cache/sylius_shop_product_original/08/68/1863b1abeca74515dd654aa4d34f.jpg

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