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mardi 8 mai 2018

Le Citron





     Le Citron ignorait sa date de naissance. Vers 1897. Au jugé, estimait t'il. A quelques poussières d’années, seulement, de ce nouveau millénaire qui allait tout chambouler. Il avait vu le jour quelque part, près de Dallas, Dallas, USA. La campagne, le désert alentour. Champs de coton et cactus nourrissant les cailloux. Il était né, oui, mais où ? Allez savoir précisément ? Les registres de naissances de cette époque n’étaient qu’aléatoirement tenus, évanescents ; tradition orale, illettrisme et … ségrégation oblige.

     Eh oui : le Citron avait l’écorce noire.

     Il aurait pu se souvenir des champs de coton de son enfance. Il aurait pu les voir comme autant d’hivers en plein étés. Des flocons blancs, ouatés, légers, accrochés aux arbustes ou tourbillonnant dans l’air sec comme de la neige affolée, brassée par les vents. Il avait gardé de leurs caresses sèches qui effleuraient sa peau la sensation de se trouver au cœur d’un blizzard déshydraté. Et comme celles et ceux qui étaient encore et toujours presque des esclaves aux yeux des blancs, il aurait pu les cueillir si la nature ne l’avait affublé d’un handicap, compensé par un don. Les deux se résumant à : celui d’entendre ce que les autres voyaient.

     Et oui.. ! Le Citron avait un autre surnom : « Blind ».
La postérité allait le connaître comme étant Blind Lemon Jefferson.
    Il était aveugle.

     De sa jeunesse à la ferme, seules persistaient dans sa mémoire les bouffées de musiques hispanisantes qui sautaient à cloche-pied la frontière mexicaine voisine, par dessus Tijuana, à deux jets de pierre à peine de ce blues texan imprégné de survivances espagnoles.

     Le Texas..! En superficie, une fois et demi la France.

     En ce début de XXème siècle, cet état du sud des USA est resté presque isolé des grands centres urbains industriels bourgeonnants dans le Nord. Ses regards sont tournés vers la frontière Sud, celle du Mexique et de sa culture hispanisante. Le Texas vit du coton, quasi-monoculture, omniprésent.

     Mais le charançon s'en mêle, jette sur la paille des milliers de petits fermiers noirs. Exodes vers Houston ou San Antonio. Ghettos et sous prolétariats misérables. Douleurs, souffrances, misères. Et en écho, comme pour conjurer le sort : la naissance d'un style de musique toute particulière, un blues sous influence espagnole.

     Jefferson avait un surnom. Le "citron". Qui pourra maintenant en expliquer l'origine près d'un siècle plus tard. On peut, néanmoins, tenter une vague hypothèse au regard de sa physionomie sur la seule et unique photo de lui qui soit parvenue jusqu'à nous. Un cliché noir et blanc à la couche argentique jaunie, veinée de fines éraillures. Une tête oblongue, énorme, joufflue, tendue comme la peau d'une agrume bien mûre. Un regard sombre et sévère, des yeux minuscules derrière de petites lunettes rondes à monture métallique.

     Aux alentours des années 20, le gramophone prend ses aises dans le Sud profond des USA. Le marché du 78 tours pourrait être porteur pour les grands labels si la population noire pouvait avoir accès à la musique qu’elle aime. Les catalogues sont presque vierges de Cottonsongs. Les majors (Columbia, Victor) montent alors de véritables expéditions dans le Sud, fouillent les campagnes et les ghettos des faubourgs. Les stations de radio, mais aussi les bazars, les stations-service et autres bistrots, servent de relais. Ils diffusent des messages invitant les musiciens à se présenter un jour donné pour graver un disque.

     Le Citron, guitare en mains, rentra dans le bazar. Quelques uns l’accompagnaient, un ami le guidait, un voisin le rassurait. Idiots de blancs. Promesse d’une bouteille en échange de deux banales chansons.! De celles que Jefferson avait chanté depuis toujours dans les champs, dans les bordels de la grande ville. Du whisky pour salaire, quelle aubaine. De quoi faire la fête jusqu’au bout de la nuit. On le fit s’asseoir sur un tabouret. Ses lèvres effleuraient l’énorme micro monté sur pied.. ! Et le citron chanta. Et le Citron fit vibrer sa guitare comme d’un second lui-même. Voix haute et claire forgée sur les chants des travailleurs du coton. Style guitaristique alternant fortes basses appuyées et floraison d'arpèges. On lui fit entendre sa voix gravée dans la cire, on lui fit entendre le rythme scandé par ses six cordes.
 
_« Vous me devez une bouteille.. ! » dit t’il tout simplement.. !

     Le Citron ne savait pas que les musicologues blancs venaient de le presser. Une première fois ce jour là. D’autres fois par la suite, quand les deux faces gravées eurent du succès, quand on revint le chercher pour lui faire graver d’autres titres. D'autres hélas, n'ont jamais eu la chance d'entendre leur musique gravée sur un disque. Les blancs sont venus les arracher à leur charrue, les ont gravé sur cylindre pour une aumône, avant de les rendre aux champs et à la misère.


     Les bluesmen furent enregistrés dans les recoins les plus isolés du Sud profond:

Delta du Mississippi.
Blues hypnotiques, percussifs, mélodies s’effaçant derrière des riffs répétés à l’infini.
Piémont, Appalaches, Caroline du Nord et du Sud, Virginies.
Blues imprégnés du ragtime et des Caraïbes.
Texas.
Blues marqués par la tradition nord-méxicaine issue de l’Andalousie.

     Le citron avait des castagnettes dans sa guitare.

     Plusieurs milliers de titres, tous bluesmen confondus, sont ainsi enregistrés à partir de 1926.  Granges aménagées, suites d’hôtel, hangars. Une bouteille de Whisky pour deux titres et le copyright part dans la poche de l’éditeur. Si le disque n’a pas de succès, basta, on oublie l’interprète, il reste dans l’anonymat. S’il se vend, la chasse à l’homme commence, les prospecteurs redécouvre le guitariste-chanteur. On le convie à se rendre à New-York ou à Chicago dans des studios professionnels. Photos, publicité dans des catalogues de vente par correspondance. Le voilà vedette du disque.. ! Lemon est de ceux-ci.

     Chicago, un soir neigeux d'hiver, le Citron sort du studio où il a enregistré tant et tant de succès. Pas de taxi ou l'économie d'une course. Il s'engage dans les rues que son bâton connait si bien. Mais la ville a changé sous l'amas de neiges. Le Citron se perd. Au matin, son corps froid est mûr pour la morgue et la fosse commune..!

     USA..! Sixties/Seventies..! Le blues mord les jeunes blancs US. Une Fondation se crée, sa mission retrouver les ancêtres. Lemon a disparu depuis plus de vingt ans. Mais une souscription retrouvera sa trace et lui offrira une sépulture décente.

... dans les cages à miel


12 commentaires:

  1. Bel hommage à monsieur Citron et à la naissance du blues..

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  2. Merci. Les Stones et Led Zep, entre autres, reprirent maints standards de très très vieux blues. Il ne créditèrent pas les auteurs originaux.

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  3. Une belle mise en contexte de l'exploitation du Blues et de Blind Lemon Jefferson. Plus récemment, Led Zeppelin a souvent été accusé de plagier à tours de bras des Bluesman dont Willie Dixon et Howlin' Wolf, et plusieurs autres artistes, contrairement à Clapton qui respecte et fait connaître ses sources, dont Robert Johnson, le musicien qui aurait fait un pacte avec le diable pour mieux jouer.

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    1. Aux voleurs. Led Zep s'est voulu machine à fric dès son lancement et a toujours difficilement reconnu ses chapardages. Ce combo a beau être mon préféré (et de loin) l'ombre de ses emprunts restent à son discrédit. Dommage, Page et consorts n'avaient pas besoin de çà pour réussir. Ils avaient tout pour eux.

      Clapton est un puriste, il sait ce qu'il doit et à qui il le doit. J'adore l'album "In from the cradle" tout entier tourné vers le blues électrique reprenant des standards du genre.

      Robert Johnson: à défaut du Citron j'aurais pu le choisir comme pièce centrale du texte. Une vie de dingue, une mort de dingue. Un trajet blues météorite, rien que des chefs-d’œuvre. Là aussi, une seule photo de lui connue.

      https://www.youtube.com/watch?v=-BkPm8JIJJQ

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    2. Ah oui ! Moi aussi, j'adore l'album "From de cradle" d'Éric Clapton. C'est aussi un bon moyen d'écouter de magnifiques classiques du Blues, qui étaient quelquefois difficile à trouver.

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    3. Les titres sont en outre excellemment joués dans l'esprit initial. Je n'ai aucune préférence. Cet album est un miracle:

      Blues Before Sunrise (Leroy Carr) – 2:58
      Third Degree (Eddie Boyd/Willie Dixon) – 5:07
      Reconsider Baby (Lowell Fulson) – 3:20
      Hoochie Coochie Man (Muddy Waters) – 3:16
      Five Long Years (Eddie Boyd) – 4:47
      I'm Tore Down (Sonny Thompson) – 3:02
      How Long Blues (Leroy Carr) – 3:09
      Goin' Away Baby (Lane) – 4:00
      Blues Leave Me Alone (Lane) – 3:36
      Sinner's Prayer (Lowell Fulson/Glenn) – 3:20
      Motherless Child (traditionnel) – 2:57
      It Hurts Me Too (Elmore James) – 3:17
      Someday after a While (Freddie King/Sonny Thompson) – 4:27
      Standin' Round Crying (McKinley Morganfield) – 3:39
      Driftin' (Charles Brown/Johnny Moore/Eddie Williams) (Johnny Moore's Three Blazers) – 3:10
      Groaning The Blues (Willie Dixon) – 6:05

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    4. Effectivement, du bonbon ! À propos, comme je m'intéresse aux compositeurs, "Hoochie coochie man" est de Willie Dixon (le plus grand compositeur de Blues, selon moi), mais chanté par Muddy Waters. Les compositions de Muddy Waters étaient enregistrés sous son vrai nom, McKinley Morganfield. La même chose pour les compositions d'Howlin' Wolf dont le nom véritable était Chester Burnett, nom inscrit sur ses compositions.

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    5. Clapton, dans la foulée du succès mérité de "from the cradle", a lâché un second album hommage au blues quelques années plus tard et consacré à Robert Johnson: "Me and Mister Johnson". C'est moins bon mais chez Clpaton tout est bon.

      Concernant Muddy Waters je l'ai croisé la première fois sur le "Love you live" des Stones en cie des Stones le temps d'une demi-face de jam. Du nectar. le pic de l'album confronté à la standardisation des titres du groupe dans les grands espaces des stades.

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    6. C'est vrai; Clapton est un puriste qui respecte le Blues.

      Parlant de Blues, Voici deux extraits d'une émission canadienne de 1966, avec plein de grands Bluesman dont :

      Willie Dison à la basse. En plus d'être un compositeur de Blues, il était directeur musical et musicien de studio chez Chess, où il a participé aux sessions d'enregistrements de plusieurs artistes, dont Muddy Waters (ses classiques) et Chuck Berry (eh oui ! le rock'n'roll) :

      https://www.youtube.com/watch?v=UcqqyL-Y6Go

      Le classique "Got my mojo workin' " par le légendaire Muddy Waters :

      https://www.youtube.com/watch?v=8hEYwk0bypY

      Pour le plaisir des yeux, en plus des oreilles,

      Un amateur de Blues

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    7. Willie Dixon, Mister "J'm the blues, himself". La même silhouette que sa contrebasse.
      Muddy Waters, ah ses "Brrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrr" à partir de 3'25, bouche tordue comme sonne un vieux téléphone fixe..!
      J'adore, les deux.

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  4. Pour comparer Howlin' wolf et Led Zeppelin :
    Killing floor (1964) d'Howin' Wolf : https://www.youtube.com/watch?v=EGIE28q3fEA
    The lemon song (1969) de Led Zeppelin : https://www.youtube.com/watch?v=Zyhu2ysqKGk

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    1. Le poids du hard-blues avec Led Zep, celui de la tradition blues avec le Hurleur. C'est peut-être ici qu'il faut apporter crédit d'apport au Dirigeable de plomb, celui de la lourdeur et du décibel au rock. N'empêche: c'est une reprise, pourquoi se cacher ?

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