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samedi 17 novembre 2018

Les âmes grises - Philippe Claudel




Le livre de Poche 2006

La Grande Guerre, celle des tranchées, des trous d'obus et des barbelés.

Les personnages du roman l'entendent, tout là-bas, au loin, au rythme des lourdes canonnades incessantes, assourdies et décalées qui roulent sur l'horizon. La Grande Boucheries'y tient figée depuis des mois, discrète et lointaine, presque irréelle et d'apparence inoffensive, à la verticale des lueurs flamboyantes d'orages métalliques. 

Il s'y massacre le Poilu dans la boue, sous la froide pluie d'hiver, dans la neige et le gel, sang et pus mêlés.

La Grande Faucheuse fait moisson à distance de la petite ville près de V.. Elle est protégée derrière la colline qui la domine. La mort, pour ses habitants, est pour les autres, pour ceux qui, à la verticale de l'horizon rougeoyant, se font éventrer par la mitraille et la baïonnette. Le dimanche, les promeneurs au sommet de la butte admirent le conflit; il parait si distant, impalpable, fantomatique et immuable dans sa stabilité qu'ils se rassurent: allez va, çà ira bien comme çà jusqu'à la fin de la guerre. Les hommes du pays ont été réquisitionnés, effort de guerre aidant, pour faire tourner l'Usine; peu sont partis s'offrir consentants ou pas à l'holocauste. Ils ne perçoivent pas encore vraiment le sacrifice de toute une génération. Si ce n'est, pour douter: les colonnes de soldats harassés montant au front, les ambulances bondées et saignantes au retour, l'hôpital local dans lequel parait t'il la mort fait moisson au prix de rescapés estropiés, de demi-fous et de gueules cassées effrayantes.... Qui pour s'en soucier vraiment quand pour l'essentiel tout est presque comme avant: les strates sociales figées, dans leurs prérogatives et leurs privilèges pour la bourgeoisie; dans l'obéissance servile, le respect et le labeur pour l'ouvrier et le paysan; dans la misère, la négation et l'oubli pour le hors castes ?

Une gamine de dix ans, fille de restaurateur, est retrouvée étranglée au bord d'une rivière, dans l'herbe blanche, gelée et cassante, à proximité du parc du Château, propriété d'un procureur veuf.

Ainsi commence l'Affaire.

L'enquête policière débute, mais aboutira telle coincée entre le silence obligé des uns, la puissance et la main-mise sociale des autres ? Les premiers: paysans ou ouvriers; les seconds: militaires, notables. Suivant les pensées du narrateur, ce "je" policier en charge de l'affaire, enfant du pays, qui ne dit pas tout de ses secrets, l'enquête sera prétexte à l'étude psychologique serrée d'une multitude de personnages principaux et secondaires. Tous montreront tour à tour le tréfonds de leur âme, lourde et pesante, pure ou chargée de haine, de remord, habillée de chagrin, taillée dans le noir de destins croisés obscurs.

A l'image du temps d'hiver implacable qu'il décrit et impose délibérément à ses personnages et à ses lecteurs, Philippe Claudel se montre très habile aux portraits qu'il peint à hauteur d'homme. Il nous montre à l’œuvre de la vie, sur le fil d'une belle plume, des personnalités attachantes, dures au mal et courageuses; d'autres ordurières, lâches et implacables. Au cœur des destins entremêlés qui peu à peu se dessinent, Claudel tricote un nœud inextricable de sensations mêlées, mettant à contribution tout le panel des émotions humaines possibles.


La petite ville, encore et malgré tout ancrée dans la normalité de son passé, s'émeut du meurtre de la petite fille, aide à trouver le coupable.... et oblitère le génocide légal en cours de l'autre côté de la colline. Que pèse l'enfance assassinée au regard de toute une génération sacrifiée ? Ou inversement ? Équation sans rime ni raison, sans solution. Un d'un côté, des millions de l'autre.

L'horizon meurtrier, par habitude, est devenu norme; le sort de la petite est inconcevable. La victime est du pays, ceux là-bas sous l'horizon en feu sont des inconnus. Qui pour s'en soucier vraiment ? La petite ville se sent coupable d'avoir enfanter un monstre parmi les siens, capable de trancher le fil d'une jeune vie; mais ne s'accorde aucun devoir de soulager ceux qui sont en train de crever pour elle.

Beaux portraits de femmes qui ont la part belle dans ce monde de froid, de pluie d'acier meurtrier et de grisaille des âmes. Elles tiennent dans le roman, à l'image de ce qu'elles furent pendant le conflit, des rôles d'importance: mère, épouse, amante, détentrice du savoir à transmettre.... Claudel nous les montrent, belles et souriantes, généreuses, logiques et pragmatiques, à l’œuvre dans le vrai et l'honnêteté. Elles sont la part de soleil d'un monde de noirceur, les contrepoids à la sauvagerie ambiante, chaleureuses au cour du froid régnant, la part humaine de la bête au combat. Mention spéciale à Lysia, l'institutrice, dont je suis tombé amoureux, si touchante dans ses actes et ses pensées. J'ai entrevu presque physiquement son regard derrière les mots de l'auteur, sensation étrange que celle d'un fantôme fictionnel qui transparaît presque dans la réalité.

Le roman est psychologiquement dur à traverser. Le lecteur est pourtant loin du Front, ne met pas les pieds dans les tranchées, ne croise pas l'horreur des combats au quotidien. Si ce n'est que dans certaines têtes pousse la folie au retour, et que dans les chambres communes de l'hôpital meurent les hommes le temps de quelques pages sans concession, courtes mais denses.

Claudel m'a posé un garrot autour du cœur, celui de ses âmes grises tressées en lien serré. Il m'en est venu la larme à l’œil, au fil des événements et de ses mots qui frappent et cognent. Je ne m'en cache pas, de cet œil larmoyant; c'est presque un merci adressé à l'auteur. Avec 14-18 en background, ce n'était pas la première fois. De "A l'ouest rien de nouveau" jusqu'à "Au revoir là-haut" j'avais l'habitude d'être secoué, trimballé, brinquebalé le cœur serré d'horreurs et d'injustices. Ici, ne connaissant pas l'auteur et ayant lu le livre pour la banale et simple raison qu'il traînait à la maison, je m'attendais à un petit roman policier presque académique, à un détective tiré des tranchées. Il n'en a rien été. Loin de là. "Les âmes grises" secoue, déchire, broie. Le thème reste, en rémanence, des jours durant, pose les questions certes éternelles sur le pourquoi de la guerre et y apporte avec brillance certaines réponses. Pour cette chronique, j'ai longtemps cherché un angle sous lequel abordé le sujet, aligné et abandonné les pistes à suivre, il y en avait tant. Je me suis perdu dans ce que je souhaitais mettre en avant, tout était d'importance égale. N'est ce pas le témoin d'une œuvre d'importance qui cache sous un habit policier les effets d'un vrai et grand roman de littérature générale ? Il mérite toutes les louanges que je vais, sans nul doute, trouver sur le Net.





18 commentaires:

  1. Je crois que c'est la première fois que je "lis" autant d'émotion dans une de tes chroniques..
    c'est décidé, je le lirai aussi.
    à travers ce que tu dis, je sens bien que c'est un roman qui fait partie de ceux qui restent, ceux dont on se souviens pour toujours, ceux qu'on garde précieusement.

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    1. J'attache beaucoup d’intérêt à tout ce qui a pu être écrit autour de 14-18. Et ce m'est pas un attachement récent. Il m'a fallu, je pense, deux films-claques vus jeune adolescent pour comprendre l'empreinte brutale et puissante du conflit sur la France de l'époque jusqu'à celle que nous traversons aujourd'hui. Ce furent "Les croix des bois" et surtout "les sentiers de la gloire " de Kubrick. Suivit bien évidemment "A l'ouest rien de nouveau" au niveau roman et une foule de romans qui ont tous un poids, si mineurs soient t'ils. Je n'y cherche ni la bravoure patriotique du poilu, ni la géographie des combats, mais la dénonciation de ce qui n'aurait jamais du être. Ma marotte de l'instant autour du sujet tourne autour d'un dessinateur scénariste qui a donné une part de sa vie à montrer l'horreur des tranchées. Son nom est Tardi, son chef d'oeuvre est "C'était la guerre des tranchées". NB: I m'a fallu marquer à ma manière le centenaire, je l'ai fait avec "Les âmes grises".

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    2. c'est ce que je me suis dit, cette lecture est très bien tombée, et tu as magnifiquement marqué ce centenaire..

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    3. Bongu, cent ans, et ce monde qui a si peu changé, qui menace d'aller vers la troisième comme une évidence, une nouvelle fois la fleur au fusil.

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  2. J'ai trouvé des traces d'un film (2004) sur le Web. Elles se limitent à de petits trailers de courte durée qui montrent Jacques Villeret (je suis dubitatif sur ce choix de casting), Jean-Pierre Marielle qui colle au rôle qu'il joue de part ce qu'il montre de lui dans les personnages qu'il a joué à l'écran, et surtout ce visage et les yeux de l'institutrice (Marina Hands): ce sont ceux entrevus derrière les mots en cours de lecture.

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    1. Le mieux c'est tjs de lire d'abord, puis de regarder le film..
      c'est ce que je ferai en tt cas :-D

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    2. Je suis d'accord, c'est le chemin le plus logique. Quelquefois l'inverse se présente néanmoins, mais c'est le fruit du hasard: un film accroche et la lecture suit d'évidence. Cela a un désavantage: le long métrage fige les personnages dans le physique des interprètes. Ce me fut, par exemple, le cas du "nom de la rose": Sean Connery était de toutes les pages tournées.

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  3. Il semble qu'un autre titre de l'auteur ait bonne presse critique et amateure. Il s'agit de "Le rapport de Brodeck". Ce roman m'est évidemment "A suivre" au lu de la qualité de "Les âmes grises".

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  4. oui.. j'hésite à lire " Le rapport Brodeck" en premier, puisque je l'ai, ou bien emprunter " Les âmes grises" à ma médiathèque.. ta chronique me donne vraiment envie de m'y plonger sans tarder!

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    1. Je ne sais rien du "rapport de Brodeck" si ce n'est que les échos me sont toujours parvenus positifs et chaleureux...

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  5. Grand Prix des lectrices Elle - Roman - 2004
    Renaudot - Général - 2003
    Palmarès du meilleur livre de l'année, Magazine Lire - 2003
    >>>> Quand même...!

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  6. Voilà, comme promis, j'ai lu ce roman policier. Mon sentiment en le refermant colle parfaitement à ce que tu as écrit dans ta chronique.. je savais à l'avance, et avant même de le commencer, que je n'écrirai pas de chronique à mon tour, car ce que tu en dis est tellement complet qu'il n'y rien à rajouter :-D

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    1. Il me semble que le roman t'as plu. J'en suis heureux. Quant à la chronique tout ce qui touche à 14-18 m'émeut. Il suffit que les héros soient à hauteur d'hommes, que le conflit soit vu par le petit bout de la lorgnette pour que je fonde en larmes et/ou sente mon poil se hérisser.

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  7. j'ai beaucoup aimé la plume de l'auteur, qui mêle tour à tour une forme de poésie, de l'humour, et une grande lucidité sur la nature humaine.
    tu as remarqué? tous les personnages obéissent au principe des âmes grises... ceux qui sont dépeints comme démons ont été à un moment de leur vie des saints, et inversement.. même ta chère institutrice, belle et souriante, jamais une mauvaise parole, enveloppée dans son manteau de mystère.. et pourtant, dans ses lettres, elle a dévoilé d'autres choses ;-)

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    1. Oui, çà correspond à ce que tu as placé en citation ailleurs:
      " Les salauds, les saints, j'en ai jamais vu. Rien n'est ni tout noir, ni tout blanc, c'est le gris qui gagne. Les hommes et leurs âmes, c'est pareil... T'es une âme grise, joliment grise, comme nous tous..."

      Quant à Lysia, je ne me souviens plus. Ma lecture commence à dater (je suis le poisson rouge qui tourne dans son bocal) Il m'avait semblé la laisser dans une certaine "blancheur"; quelque chose a du m'échapper (ou peut être n'ai-je voulu rien voir..?). Est-ce que çà tourne autour de ses rapports étranges avec le procureur...?

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    2. plutôt ce qu'elle pense du policier! il s'en est pris plein la poire!!

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    3. J'ai un trou de mémoire. J'ai recherché dans les lettres de la fin et trouvé: "Lui est du bon côté, du côté des lâches...[ ]...un fusil ridicule de théâtre ou d'enfant. Il ressemblait à un bouffon de comédie. Je l'ai haï...". C'est çà..?

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