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mardi 4 juin 2019

C'était la Guerre des Tranchées - Tardi




Casterman, coll. « Studios (A SUIVRE) », 1993


On le sentait déjà au détour de certaines scènes d’Adèle Blanc-Sec, Tardi focalise sur la Grande Boucherie. La raison en remonte à loin le concernant. Le dessinateur-scénariste de BD, quelques décennies plus tôt, tout jeune et curieux, désireux de tout savoir et comprendre, se montra profondément effrayé par les souvenirs bavards d'un grand-père Poilu, par ses anecdotes sanglantes et macabres, sans cesse délivrées et rabâchées, à peine édulcorées*. Une part du sang de l'enfant, celui familial de l'ancêtre bavard, racontait dans la boue des tranchées la mort qui rôdait sur les trajectoires perdues de balles incertaines. En livrant sans fard ce qu'il vécut à son marmot de petit-fils, il traça le destin de ce dernier. Tardi, en souvenir, se fera passeur de Mémoire, passeur d'Histoire, montrera et dénoncera la honte de l'industrialisation de la mort. Il le fera à hauteur d'homme, l’œil du scénariste rivé au Poilu dans la boue, si près de la mort métallique, au cœur de son quotidien, quatre longues années durant.


Voilà pour le pourquoi. Tardi a ses raisons qu'on peut comprendre. Place au comment. Tardi a ses outils, ceux du 9ème art.

Les confidences grand parentales vont marquer au fer rouge une jeune vision du monde, traumatiser le dessinateur et l'obliger à l'exorcisme ... par la BD. Ça tombe bien, Tardi à la patte pour çà (pour moi c'est du génie, mais bon..!), l'expérience ("Adèle Blanc-Sec", "Ici Même", "Griffu"..etc). Il va jouer des plumes, des pinceaux, des gommes, des crayons et des feutres, de l'encre de Chine.. noire, pour étaler au fil des pages un monde qui a perdu ses couleurs. Par la suite, ou même avant, je ne sais plus, ailleurs, dans d'autres albums: il essaiera le rouge écarlate, en touches ponctuelles au sein du deuil N&B omniprésent. Le sang répandu y trouvera sa place, cette force vive sans laquelle la vie n'est rien..

Ainsi, de 14-18, l'auteur a des choses à dire et à montrer: ces faits et cette haine qui mijotent en lui, presque à gros bouillons comme une vieille sauce rance sous les brûlures de l'Histoire..

1993, même s'il a déjà délivré par touches son message délibérément anti-militarisme ("Adieu Brindavoine", "La véritable histoire du soldat inconnu", "Le trou d'obus"...etc), Tardi livre son grand oeuvre sur la Première Guerre mondiale avec "C'était la Guerre des tranchées". En usant de son don appliqué au 9ème art, il se vide de son trop-plein d'indignation, se délivre d'une haine verrouillée, crève l'abcès de colères rentrées. Graphiquement il se veut au plus près de ce qui fut: par exemple les uniformes montrés jusqu'au plus petit détail; qu'on ne vienne pas lui dire qu'il ne sait pas de quoi il parle. Au niveau du scénario il apporte son versant anar, cite la réalité des chiffres et met les mots sur les mots. Au carnage de la Grande Boucherie répond la force de ses gueulantes, féroces et virulentes.

Tardi, des narrations de son grand-père, gardera, et on le comprend, une aversion viscérale pour cette orgie de morts au service d’un idéal éventé et d’un état-major gourmand de médailles et peu avare de la vie des hommes. « C’était la guerre des tranchées » constitue un vibrant pamphlet antimilitariste, une description littéraire et imagée sans concession aucune de ce qui fut l’horrible quotidien de chaque côté du Front, une critique amère et désabusée de cette "connerie" humaine qui envoie des moutons à l’abattoir. Il n’y a aucune complaisance ni dans les vignettes qui n’épargnent aucun détail macabre, ni dans les textes qui crus ou désabusés vont de la haine à l’ironie.

C'est un chef-d'oeuvre sur 14-18, à l'égal de ceux en prose consacrés au conflit.

L'oeuvre est un recueil de nouvelles en BD: des histoires différentes, autant de destins évoqués. Elless appartiennent à la petite histoire de la Grande Histoire, même si, à mon sens elles n'en sont que plus évocatrices de la triste réalité.



Spoiler "ON": 
Comment oublier ce bidasse qui coud sous la peau de son avant-bras un fil passé entre ses dents, en attente de gangrène, en attente d’amputation, en attente de démobilisation ?
Comment oublier cet allemand et ce français isolés dans une cave, au cœur d’un village  détruit et en attente de reconquête d'un camp ou de l'autre ? Percée allemande victorieuse : le français sera le prisonnier du teuton et réciproquement.
Comment oublier ces gendarmes français pendus dans les arbres, égorgés par leurs frères d’armes. Ils servaient souvent de motivation à l’attaque, tirant dans le dos de ceux qui ne filaient pas assez vite vers les lignes allemandes à l’occasion d’une attaque ?
Comment oublier ce débrouillard qui vend des culasses d’obus martelés par ses soins, qui remplace à l’occasion, moyennant finances, les éclaireurs et qui trouvera la mort sous une mitraillette allemande ?
Comment oublier ce français obnubilé par le tir meurtrier qu’il fit sur des otages civils, alors que des troupes allemandes progressaient derrière eux ? Il ne trouvera la paix de l’esprit qu’en traversant à découvert et sans armes le no man’s land ?.
Comment oublier ces pauvres bougres qui pour la troisième fois recule devant une position ennemie qu’ils ne peuvent pas prendre ? Conséquence immédiate : l’état major fait tirer sur ces  « incapables » pour les pousser à remonter à l’assaut ?


Spoiler "OFF"

         
Et tant d’autres « anecdotes » tirées à boulets rouges, qui vrillent la tête du lecteur et le plongent dans l’horreur la plus totale, la plus absurde.

         Et, en conclusion à l'ouvrage, un vibrant hommage qui me tira des larmes, rendu à ceux que cette guerre ne concernaient que de loin : sénégalais, indochinois et algériens. Sans oublier les chevaux qui moururent par milliers : « Qu’est qu’on pouvait faire comme mal aux hommes et aux bêtes…les hommes passe encore, c’était leur guerre. »

         * Un grand-père poilu qui passa toute une nuit à se protéger des obus à plat ventre, les deux mains plongées dans la tripaille éviscérée d’un allemand mort (cette aventure parentale sera reprise dans l’album au détour d’une vignette apocalyptique).

8 commentaires:

  1. A litre également "Putain de guerres" en trois volumes. Objet d'une très belle expo au siège du PCF, place du colonel Fabien il i a quelques temps.

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    1. Également lu, mais de surface. Mais le souvenir est flou car fruit d'un prêt en BM qu'il m'a fallu rapidement rendre (déménagement). Apprécier Tardi c'est aussi le faire sur la longueur, y revenir souvent, sur un passage, sur un dessin. Tardi en fait s'achète et ne se satisfait pas d'une seule lecture rapide. Je rêve de ce qu'il a fait sur "Le voyage..." de Celine. Pour en revenir à "Putain de guerre" ce n'était pas couplé avec un grand format journal de quelques pages intitulé (je crois) "L'Etrangleur"..?

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  2. _ « Tardi livre son grand œuvre sur la Première Guerre mondiale avec "C'était la Guerre des tranchées". (...) description littéraire et imagée sans concession aucune de ce qui fut l’horrible quotidien de chaque côté du Front, (...) critique amère et désabusée de cette "connerie" humaine qui envoie des moutons à l’abattoir.
    C'est un chef-d’œuvre sur 14-18, à l'égal de ceux en prose consacrés au conflit. »

    Un livre impressionnant.

    Un chef-d’œuvre, assurément.


    En dehors de l’école, je n’ai été sensibilisé aux horreurs de la Grande Guerre ni par l’histoire familiale, ni par la littérature, mais par le cinéma : avec Le sentiers de la gloire (Stanley Kubrick) et Johnny s’en va-t’en guerre (Dalton Trumbo).

    Suivront bien des films marquants, souvent sur la Seconde Guerre : Au-delà de la gloire (Samuel Fuller, vétéran de guerre, comme son acteur, Lee Marvin), Attaque ! (Robert Aldrich), Croix de fer (Sam Peckinpah)... ; parfois sur la Première : Gallipoli* (Peter Weir).

    * je crois que c’est en bonus de celui-ci qu’est mentionnée cette anecdote qui m’a frappé : des soldats, terrés dans d’étroites tranchées, attendaient avec impatience que les chars ennemis leur passent par-dessus, car dans le vacarme des engins, c’était le seul moment où il leur était possible de hurler à pleins poumons (leur peur, leur désespoir, leurs souffrances...) sans se faire repérer.


    _ « (...) des histoires différentes, autant de destins évoqués. Elles appartiennent à la petite histoire de la Grande Histoire, même si, à mon sens, elles n'en sont que plus évocatrices de la triste réalité. »

    Tout à fait.

    Ce sont des hommes qui l’ont faite, cette guerre, et non des matricules.

    Ce sont leurs corps qui furent déchirés, leurs rêves, petits ou grands, qui furent balayés.



    _ « (...) Sans oublier les chevaux qui moururent par milliers : « Qu’est qu’on pouvait faire comme mal aux hommes et aux bêtes…les hommes passe encore, c’était leur guerre. » »

    On n’y pense pas. Mais quand on commence à y penser...
    Quelle boucherie pour eux aussi.

    PS : les images de corps (d’hommes comme de chevaux) perchés dans les arbres où les obus les ont envoyés m’ont rappelé les paroles d’une chanson de P.J. Harvey, « The words that maketh murder » (dans le bel album « Let’s England shake » où les ravages de la guerre sont un sujet récurrent) :

    “I've seen and done things I want to forget;
    I've seen soldiers fall like lumps of meat,
    Blown and shot out beyond belief.
    Arms and legs were in the trees.”

    Ce qui donne peu ou prou :

    “J’ai vu et fait des choses que je voudrais oublier;
    J’ai vu des soldats tomber comme des morceaux de viande,
    Soufflés et transpercés au-delà de ce qu’on peut imaginer,
    Des bras et des jambes étaient dans les arbres.”

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    1. Merci Jim pour ce très long commentaire où nos ressentis apparaissent identiques, conduits vers ce que Tardi a voulu dire de ce conflit, des hommes qui la firent et de ce que l'on peut conclure de ses quatre années vaines. A ses côtés, nous ne sommes plus sur les bancs de la communale à l'écoute des trémolos et des cocoricos de l'instit (même si l'hommage du dessinateur est omniprésent), mais dans les tranchées à deux doigts de celui qui dort dans la boue et le froid.
      Je ne connais pas du tout P.J. Harvey. J'y go..!

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    2. https://www.youtube.com/watch?v=3spgKgoElaE

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  3. Cité dans Le dernier amant, de Dan Simmons, un texte du poète et combattant de la Première Guerre, Siegfried Sassoon, qui dénonce un certain romantisme patriotique pouvant sévir loin des tranchées :

    « La gloire des femmes :

    Vous nous aimez héros, à l’heure du départ,
    Ou blessés dans un lieu que l’on pourra citer.
    Vous vouez un culte aux décorations ; vous croyez
    Que la chevalerie rachète ce déshonneur.
    Nos obus, vous les faites. Et vous vous enivrez
    D’histoires de danger, d’ordures, de vous chéries.
    Vous couronnez de loin nos ardeurs guerrières
    Et pleurez nos lauriers quand ici nous mourrons.
    Vous refusez de croire au recul " stratégique "
    Du soldat qui n’en peut plus d’horreur et s’enfuit
    Piétinant les cadavres, aveuglé par le sang.
    Ô mère germanique rêvant auprès du feu,
    Pendant que tu tricotes des chaussettes pour ton fils,
    On marche sur son crâne, enfoncé dans la boue. »

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  4. Août 14. Avant les tranchées:
    "Petits morts du mois d'Août": texte de Dominique Grange (son épouse), dessins de Tardi (son époux)

    https://www.youtube.com/watch?v=-KBDmRtm2gg

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  5. Re-up:

    https://zupimages.net/viewer.php?id=21/47/pa0p.jpg

    Tandis que d'autres, galonnés et amidonnés de cols, de se goinfrer à l'arrière, à deux pas du front, loin des balles et des obus, de la tripaille à l'air de ceux qui appelaient leurs mères dans le no man's land. Fichue hypocrisie, fichu monde. A vomir.

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