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jeudi 24 octobre 2019

Ô Dingos, Ô Chateaux ! - Manchette + Tardi (BD)



Gallimard - Futuropolis (2011)

            En 1972, Jean-Patrick Manchette fait paraître en Série noire, sous le n°1489, son troisième roman: "Ô Dingos, Ô Châteaux" après "Laissez bronzer les cadavres" et "L'affaire N'Gustro". L'auteur, à mon sens, n'est pas encore à son zénith. Ses meilleurs titres viendront plus tard avec en 1976, "Le petit bleu de la côte ouest", et en 1981, "La position du tireur couché".

            Tardi nous offre l'adaptation BD de "Ô Dingos, Ô Châteaux" en 2011 et signe un chef d'oeuvre.

            En dessinateur émérite mais scénariste de moindre efficacité, il est sans cesse à la recherche d'âmes soeurs de talent, lui aux pinceaux et les autres au clavier. Manchette et lui, par exemple, en duo de rêve, "Griffu" (1977) en est la preuve, auraient pu avancer, main dans la main, si la maladie n'avait pas emporté, trop jeune, le romancier. Leur avenir commun était tout écrit: Manchette, en scénariste, la tête perdue dans les cliquetis incessants de la machine à écrire et Tardi, en dessinateur de génie, les pieds dans l'encre de Chine noire, les doigts armés du crayon papier et de la gomme. Mijotaient en eux les mêmes horizons politiques, les mêmes haines, les mêmes (des)espoirs, la même noirceur politique colérique.
            Si l'on regarde les profils des scénaristes avec qui Tardi collabora, on constate que, peu ou prou, ils furent tous taillés dans la même mouvance d'idées et d'univers, la même (in)compréhension du monde: Daeninckx, Vautrin, Pennac, Manchette ... D'autres écrivains échappent à cette complicité d'idées quand des cheminements différents conduisirent Tardi à s'occuper de Céline ou de Veran ...

            Après le mythique "Griffu" en collaboration rêvée avec Manchette, Tardi, désormais sans le romancier à disposition depuis son décès en 1995, adapte seul trois titres du maître du néo-polar français. Ce sont trois hommages forcenés qu'il ira gratter au fond de lui-même et au plus près des textes incisifs et percutants de Manchette. On trouve successivement en BDs ; "Le Petit bleu de la côte ouest" (2005), "La position du tireur couché" (2010) et le présent "Ô Dingos, Ô Châteaux" (2011). Le dessinateur ira jusqu'à les regrouper en triptyque, dans un coffret grand luxe. Ce qui assemble les trois ouvrages BDs est évident, ils suivent la même veine sanglante, la même brutalité sans fard, des destins quasi identiques de héros taillés dans les mêmes moules de déveine et de marginalisation. Et au-delà, le lecteur sent que le dessinateur a voulu rendre hommage à un écrivain d'importance et surtout à l'homme qu'il fut. Il y a du respect derrière chaque trait de plume, dans chaque vignette.

Le dernier album paru, "Ô dingos, Ô châteaux" suit un scénario simple: un road-movie sanglant et brutal confrontant une jeune marginale névrosée en fuite face à un tueur  à gages psychopathe à ses trousses. Tardi reprend quasi à l'identique le déroulé de l'intrigue, les variations sont mineures, relèvent du détail, de la nécessité de ramasser encore plus l'intrigue sur elle-même. Le texte de Manchette est souvent repris à la lettre, au mot près. Certaines phrases tirées intégralement du roman étaient si fortes que Tardi n'a pu s'en passer: "Le projectile de 11.43 mm entra sous les côtes de Bibi, fit éclater le foie et ressortit par la fesse."

Une nouvelle fois, Tardi utilise son traditionnel noir et blanc. Les contrastes sont appuyés, sans guère de gris intermédiaires. Tout est, au final, noir ou blanc. Le background n'est rien, simplement blanc et neutre, banalement évoqué. Le noir absolu de l'encre de Chine dessine les hommes au pire d'eux-mêmes, en écho à la noirceur de leurs actes.

Tardi recrée dans le détail les backgrounds urbain et campagnard des années 70. Manchette, dans sa frénésie neo polar minimaliste ne s'y était que peu astreint dans le roman. Pas grave. , comme à son habitude, Tardi se fait plaisir et utilise une documentation énorme. On croise le Lyon et le Paris d'alors; ma campagne du Massif Central, celle inchangée que je n'échangerai plus contre les arbres gommés du béton. On y trouve des képis d'agents de police effacés de ma mémoire; une Simca 1500 d'un temps révolu, celle verte que conduisait mon père; les étals d'un super-marché où l'on cherche les échos consuméristes du passé; le design typique d'un mobilier d'époque étonnant; une DS de chez Citroen; la rondeur rassurante d'une Coccinelle de Volkswagen; une Micheline de la SNCF..... et, surtout, ces armes de poing d'antan que Manchette (hélas..!) vénérait.


Tardi a une manière toute particulière de dessiner les yeux. Deux simples points noirs minuscules les matérialisent. Rien de plus. Ce minimalisme qui les rétrécit à une quasi absence étonne. Sont t'ils même ouverts derrière les lunettes en verre miroir qui les cachent parfois ? Le regard du tueur à l'oeuvre du meurtre à gages, ainsi réduit à sa plus simple expression, devient neutre, froid, vide, impersonnel, impavide, effacé de toute humanité, gommé de tout remords de la mort imminente qu'il promet. Le lecteur n'y lit rien si ce n'est la seule certitude d'une mort désormais à l'oeuvre. Tout, ainsi, peut arriver derrière ce que Tardi ne montre pas. L'incertitude de survie, tuer ou être tuée, conduit la victime à la même froideur d'âme, chasseur et chassée se ressemblent dans la traque: le même regard s'impose.
L'oeil renvoyant l'âme, Tardi se passe volontairement de moyens graphiques reconnus pour donner du relief psychologique à ses personnages. Je n'ose imaginer qu'il ne soit pas capable "de rendre" un regard. L'intention est, à mon avis, délibérée quand l'effet est, au final, foudroyant. Les personnages-mystères à l'oeil minimal tendent jusqu'à la rupture l'arc dramatique du récit, l'action est sans arrêt comme suspendue entre deux moments d'incertitude.
Si les yeux ne parlent pas, l'empathie du lecteur à l'égard des personnages fonctionne à plein. Quels sont les mécanismes à l'oeuvre pour qu'une telle alchimie se réalise, pour que l'intégration du lecteur dans le récit soit si forte ? Quelque chose dans les phylactères, dans l'emprunt au texte original de Manchette ? Peut-être ? Même si tout se complique quand on sait que l'écrivain ne s'épanchait pas vraiment sur les ressorts psychologiques de ses héros, laissant place libre aux seuls faits. Je ne sais pas expliquer cette magie, et pourtant elle est là, scotche le lecteur à la force brutale qui se dégage des vignettes. Tardi rend copie d'un chef d'oeuvre alors que le roman original n'en était pas un. Etonnant renversement de situation.

A l'occasion du violent règlement de comptes final, Tardi nous offre dix dernières pages apocalyptiques où l'attention du lecteur, j'allais dire du spectateur, se focalise, presque à défaut de textes, sur un déroulé presque cinématographique des vignettes. On est ici en terrain du 25 images/seconde; le réalisateur ciné que devient Tardi y montre toute l'ampleur de son talent. Chapeau..!

La police n'est qu'ombre au tableau, en son absence on est en pays de polar, de neo polar même quand l'hyper-violence règne sans retenue, quand les faits violents se bousculent l'un l'autre à un rythme diabolique. Tardi avait pris l'habitude, dans d'autres BDs, d'user d'encre de Chine rouge pour surligner la dramaturgie des blessures; ici il n'en fait rien: tout aurait été rubicon.

Tardi, une nouvelle fois, choppe son lecteur et l'emmène loin, au-delà de la simple lecture récréative d'une banale BD, vers un univers sombre où la bonté n'a que peu de place, vers celui, violent et fracassant, où l'humain ne promet rien si ce n'est la mort au bord du chemin.  






7 commentaires:

  1. _ « Tardi nous offre l'adaptation BD de "Ô Dingos, Ô Châteaux" en 2011 et signe un chef-d’oeuvre. »

    Content que ça t’ait autant plu. ^^

    Des trois adaptations de Manchette par Tardi, c’est celle que j’ai préférée.



    _ « Tardi recrée dans le détail les backgrounds urbain et campagnard des années 70. (…) Tardi se fait plaisir et utilise une documentation énorme. »

    Et ces bandes dessinées gagnent à leur tour, en background des aventures échevelées, une qualité documentaire.
    Le choix des objets, des types de bâtiments, posés là simplement, sans ostentation, est remarquable.

    « _ Dis Tonton, ça ressemblait à quoi, la France, à l’époque ? _ Ben, tiens, regarde… »



    _ « Tardi a une manière toute particulière de dessiner les yeux. Deux simples points noirs minuscules les matérialisent. Rien de plus. Ce minimalisme qui les rétrécit à une quasi-absence étonne. (…) L'incertitude de survie, tuer ou être tuée, conduit la victime à la même froideur d'âme, chasseur et chassée se ressemblent dans la traque: le même regard s'impose.L'oeil renvoyant l'âme, Tardi se passe volontairement de moyens graphiques reconnus pour donner du relief psychologique à ses personnages. Je n'ose imaginer qu'il ne soit pas capable "de rendre" un regard. L'intention est, à mon avis, délibérée quand l'effet est, au final, foudroyant. (…) »

    Très intéressant, tout ça… !


    _ « A l'occasion du violent règlement de comptes final, Tardi nous offre dix dernières pages apocalyptiques où l'attention du lecteur, j'allais dire du spectateur, se focalise, presque à défaut de textes, sur un déroulé presque cinématographique des vignettes. »

    Tout à fait. Je pense à certains cinéastes qu’appréciait Manchette, comme Samuel Fuller ou Robert Aldrich, auraient pu en tiraient de grandes scènes (Boisset a choisi une autre fin).

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    1. Jim, citation: "Boisset a choisi une autre fin"
      >>>> Tu connais ma culture ciné, elle est assez maigre. Il m'a fallu gratter le net pour trouver "Folle à tuer", je connais Boissey (encore que..!) et Jobert. Je pense n'avoir jamais vu le film. Ce qui laisse en point d'interrogation ton propos et me pousse à te demander: "çà fini comment chez lui..?"

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    2. Dans Folle à tuer, le château des alpages devient une grande propriété dans la vallée, le riche industriel y reçoit la police, le tueur (vite dézingué) puis la fugitive, que les forces de l'ordre ne croit pas jusqu'à ce que le gosse mette la main sur des preuves mal brûlées dans l'âtre.

      Même si Michael Lonsdale, citant le chat du Cheshire dans sa dernière scène, est amusant, c'est quand même une fin décevante, trop facile au regard de ce qui précède.

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    3. Ok, merci, l'industriel, en importance de rôle, supplante le statut de star du tueur à gages, c'est effectivement dommage.

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  2. https://www.youtube.com/watch?v=ckp1IIlbXiw

    L'extrême bout de la vidéo révèle une anecdote étonnante qui fait trace sur la BD.

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    1. Alors là... 'fallait vraiment être familier du bonhomme pour le reconnaître.

      (C'est pas ce Tardi-Manchette-là qu'il y a, dans un présentoir de Tabac-Presse ou supermarché dans bouquins de Manchette ?
      J'aurais bien imaginer l'écrivain dessiné en client y jetant un œil dédaigneux et grommelant : "Pff! Littérature de gare..." ^^)

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    2. "Ô Dingos Ô Chateaux", 3ème volume, de la série met en scène l'incendie du super-marché à l'égal de la station-service dans "le petit bleu de la côte ouest". Page 63 on a un présentoir qui nous montre version BD les deux premiers éléments de la trilogie.
      Je plussoie sur le fait que Manchette dans la video ci-dessus n'est pas reconnaissable mais si Tardi lui-même le dit. Lol.

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