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mercredi 22 avril 2020

Maigret se trompe - Georges Simenon (1953)




France Loisirs - Georges Simenon 10 - 2016
Omnibus - Tout Simenon 07 - 1989
Le livre de poche (réédition 2000)


Chez Simenon, tout n'est souvent qu'oppositions en tous genres: de lieux, d'hommes, de hiérarchies, de corporations professionnelles ... Les contrastes sociaux qui en résultent s'y entrechoquent le plus souvent dans les décors de l'opulence. L'auteur y puise des profils d'hommes et de femmes taillés dans toute la gamme des ressentis humains.

Si, dans "Maigret se trompe", l'unité de lieu est parisienne, le lecteur y côtoie deux quartiers de la capitale fondamentalement différents, deux façons de vivre à l'opposé l'une de l'autre et aux intérêts discordants. Celui de la Chapelle, populaire et misérable, face à celui, bourgeois et cossu, des Ternes. Au lu des descriptions faites par Simenon, les différences sont nettes. Le grand écart social de l'un à l'autre semblait d'importance à l'époque. Le contraste est saisissant, il va de la misère à la réussite sociale ostentatoire. Le déséquilibre est posé: proxénétisme, prostitution et hôtels borgnes d'une part; immeubles cossus et professions haut de gamme de l'autre.

Louise Filon, dite Lulu, une jeune prostituée, désireuse de refaire sa vie, raccroche du monde de la nuit sous l'impulsion d'Etienne Gouin, un neurochirurgien de renom qui vient de l'opérer d'une tumeur au cerveau. Il a eu le béguin pour elle et la veut à demeure dans une garçonnière dont il assumera tous les frais. Le fait qu'elle se situe sous l'appartement luxueux qu'il occupe avec sa femme n'a aucune importance. La transaction ne s'accompagne d'aucune condition sinon celles de sa disponibilité et de la discrétion des rapports qu'elle pourrait entretenir avec son amant de coeur, Pierrot Eyraud, un saxophoniste éternellement désargenté.

Louise est assassinée, une balle à bout portant tirée en pleine tête. Elle était enceinte.

Maigret mène son enquête à l'instinct autour des deux amants de Lulu. L'un des deux est t'il le coupable ? Lequel ? Un autre scénario est t'il même possible ? Il focalise sur Etienne et Pierrot. S'il cerne rapidement le sentimentalisme exacerbé du second qui a peut-être conduit le jeune homme à l'inéluctable, il est subjugué par la personnalité étonnante du médecin.

Etienne Gouin est un bien curieux sexagénaire, tout entier obsédé par son métier. Il est froid, distant, hautain, autosuffisant, méprisant, égoïste et peu arrangeant. Et pourtant...

Cinq femmes, rien que çà, gravitaient autour de lui, sans cesse, à son entier service. Chacune sa raison et sa manière, qu'il s'agisse d'amour, de finances ou de haine. Lulu assassinée désormais exclus, elles font toutes successivement obstacle aux questions de Maigret, les interrogatoires tournent court et dédouanent le chirurgien. On trouve: une concierge peu loquace; une épouse résignée mais toujours sous le joug; Lucile, une secrétaire/assistante à l'entière dévotion H24 du grand homme; une femme de chambre taiseuse et hargneuse, apparemment figée dans une violence retenue. Figure atypique: Antoinette, une belle-soeur haineuse qui ne cache pas tout le mal qu'elle pense de lui.

S'en suit une succession d'interrogatoires qui donnent à l'ouvrage une tonalité classique de roman policier à énigme. Chaque portrait ne se contente pas des faits, mais est efficace, taillé dans les détails psychologiques les plus précis. De l'excellent travail.

Maigret, se refuse à interroger d'emblée le chirurgien. Il s'attache à recueillir au préalable des témoignages. L'ensemble donne à l'ouvrage une tonalité classique de roman policier à énigme. Peu à peu se tisse d'Etienne un profil qui ne cesse de troubler le commissaire. Il se reconnaît dans l'homme du fait d'origines pauvres communes. Maigret se compare à lui à cause de son échec mal assumé en fac de médecine, qui lui avait valu un "repli stratégique" vers le fonctionnariat policier. Il jalouse Etienne, de ce statut d'homme à femmes qu'il envie et surtout ne comprend ni n'admet pas. Le neurochirurgien est tout entier une énigme qu'il ne parvient pas décrypter.

Maigret, en roi blanc sur l'échiquier en cours, presque esseulé, ses adjoints en simples pions n'étant qu'aux ordres, avance à tâtons face à un adversaire noir, escorté de quelques pièces qui comprennent parfaitement la stratégie en cours.

Il faudra la confrontation finale, d'anthologie, pour que le commissaire enfin comprenne ... même si, comme l'indique le titre du roman, "Maigret se trompe" et que la vérité est ailleurs.

Un excellent Maigret d'où émerge le portrait au vitriol d'une ordure innommable comme sait souvent en bâtir Simenon. La dernière à mon souvenir me vint de "Maigret à Vichy".

Une nouvelle fois Simenon jette sur la table de jeu une poignée de personnages principaux et secondaires comme autant de petits aimants électromagnétiques. Chaque intervenant se soude contre nature à l'autre via des polarités inversées, se dévoile à deux faces trompeuses, s'imbrique tant bien que mal dans le grand jeu de la Vie; certains quitte au meurtre, à la duperie, à la malhonnêteté crasse et aux pires saloperies inventées par l'homme.
Il se forme et perdure un conglomérat social compact, d'apparence stable mais si peu structuré. Un rien peut le perturber.
L'unité demeure tant qu'un aimant désactivé, ici par son assassinat, ne perde ses polarités et déstabilise le tout jusqu'à l'implosion.
En outre, Maigret, en empathie variable avec les personnalités différentes qu'il observe patiemment, en corps étranger électrique aux polarités changeantes, farfouille dans la masse ... et y court-circuite le courant pour que naisse la lumière.

Ps: si l'action se situe dans la froidure de novembre, la météo, pour une fois, n'a guère de poids dans le rendu d'atmosphère, comme si la saloperie des hommes pouvait se satisfaire de tous les temps.

10 commentaires:

  1. En réfléchissant plus avant à la personnalité du neurochirurgien, en gros en laissant le roman mijoter sur sa lancée, j'ai frissonné à la crainte potentielle d'un jour croiser un tel personnage dans ma vraie vie, tant, de part son comportement, il induit à son seul profit des conséquences négatives sur tout ce qui l'entoure.
    Il apparait en outre que la sage trajectoire du roman sur le fil d'un policier classique débouchant sur une telle horreur humaine construit une de ces oppositions chères à Simenon.

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  2. Le roman se lit extrêmement vite. Il est bourré de dialogues incisifs,brefs,rapides; de confrontations orales où la vérité peine à trouver un chemin entre les non-dits et les sous-entendus. Belle maitrise que celle de Simenon en ce domaine.

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  3. Deux adaptations télévisuelles avec Jean Richard/Macha Merril en 81; Bruno Cremer/Bernadette Laffont en 1994.Je n'ai vu (à mon souvenir) ni l'une ni l'autre.

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  4. Je viens de relire rapidement la fin du roman. Il est vrai que Gouin est présenté comme un être dépourvu de tout sentiment, froid et calculateur. Je suis un peu passé à côté de cela dans ma propre analyse. Mais c’est surtout un homme qui, comme Maigret, n’a pas beaucoup d’illusions sur la nature humaine.
    J’ai été surtout intéressé, à travers la vie de cet homme à femmes - il lui en faut beaucoup et de toutes sortes car il est obsédé par la solitude : « - Pourquoi l’avez-vous épousée ? Pour avoir quelqu’un dans la maison. La vieille femme qui s’occupait de moi n’en avait plus pour longtemps à vivre. Je n’aime pas être seul, monsieur Maigret. Je ne sais pas si vous connaissez ce sentiment-là ? » - par les portraits de femmes dans lesquels Simenon excelle (cf. Aline Calas dans Maigret et le corps sans tête). Et aussi par cette manière habile de retarder le plus possible la confrontation avec un Gouin qu’il connaît déjà par leurs témoignages. Sur ce point et sur la personnalité

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    1. Le titre du roman, me rapprochant de l'épilogue, m'a titillé et interrogé. En quoi Maigret se trompait t'il ? Je ne comprenais pas. En apparence il avait conduit son enquête avec brio et déterrer les bons coupables (et c'est le cas, juridiquement parlant). En apparence seulement. Il se fait manipuler de A à Z. Sa seule initiative intelligente: se soustraire le plus longtemps possible à l'emprise de Gouin sur les autres qu'il craint de voir se déverser sur lui. Mais, quand les deux hommes se rencontrent à l'initiative (tu m'étonnes) de Gouin, le chirurgien mène la danse à sa manière et Maigret, tous les éléments en mains, se laisse abuser, ne comprend que confusément la situation derrière les faits, pressent ses erreurs et au final ... ne veut plus entendre parler du chirurgien comme si tout çà était bien trop compliqué pour lui. Pour Maigret c'est un échec qu'il surmonte comme une autruche la tête dans le sable. La dernière phrase du roman en ce sens ne laisse planer aucun doute.

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    2. ... de son côté Gouin, longtemps sans Maigret sous la main, perd les fils d'un pantin potentiel. Mais ce n'est que reculer pour mieux sauter quand au final au grand jeu d’échecs en cours Maigret se prend un échec et mat retentissant dans les dents.
      Le chirurgien est une belle ordure dans le sens où il laisse derrière lui une cohorte impressionnante de dégâts collatéraux tout en gardant les mains blanches ... et que, cerise sur le gâteau, il remet le couvert avec quelqu'un d'autre quand se termine le récit.

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    3. Quand j'y repense à froid, quelle efficacité dans les dialogues. Il n'y a pas un poil de trop, c'est dégraissé jusqu'à l'os, chaque mot a son poids et conduit à une réflexion sur qui le lâche dans la conversation: sur ce qu'il est, sur ce qu'il montre aux autres, sur ce qu'il veut induire chez les autres. Merci, rien que pour çà, Monsieur Simenon.

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    4. Une nouvelle fois, ce que tu dis sur ce roman est très tentant mais je l'ai pas en PAL alors je suis bien content de lire ce qu'écrit Polars Urbains sur Maigret et le corps sans tête car c'est mon prochain Maigret.

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    5. http://maigret-paris.fr/2019/06/maigret-se-trompe.html
      http://maigret-paris.fr/2019/02/maigret-et-le-corps-sans-tete.html

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  5. Je viens de percuter, à l'instant, que dans "L'ours en peluche", Simenon nous faisait rencontrer un autre médecin bien secoué dans sa tête. Récurrence de thème ou hasard convergent de mes choix en PAL ?

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