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vendredi 25 septembre 2020

Fatale – Max Cabanes + Doug Headline (BD d’après Jean-Patrick Manchette)

 


Dupuis,  Collection « Aire Libre » (2014)

 

Fatale est l’adaptation BD d’un polar noir de Jean-Patrick Manchette (1977)

Fin des années 60’s.

Fatale, ce nom lui va si bien, est jeune, belle, élancée et élégante. Cabanes ne s’est pas trompé sur ce que Manchette avait entrevu de son héroïne, il nous la montre à s’y damner, à s’y perdre corps et âme. Son regard est un puits de couleurs, sa silhouette un enchantement, sa façon d’être une promesse charmante.

Fatale vous ment, elle va se montrer bien autre …

Elle est arrivée à Bléville-Sur-Mer par le train de nuit. Brune en wagon-couchette la veille au soir, blonde sur les quais aux premières lueurs de l’aube. Changement de look vestimentaire qui la métamorphose. Une femme est venue …

Rares badauds en lentes déambulations, c’est l’arrière-saison aux douces couleurs de l’automne. Timides rayons de soleil sur les façades des maisons cossues du bord de mer. Embruns fouettant les quais-promenade derrière les voiliers à l’amarre, fort crachin venu du large. Ciel gris et nuageux, impers aux cols relevés, pas pressés sur les trottoirs humides. Léger vent brassant les feuilles mortes au sol, retroussant les habits.

Fatale à bicyclette sur le pavé luisant des rues de la ville.

Personne ne la connait dans la région et elle n’y connait personne. Sa carte d’identité dit : Aimée Joubert, mais c’est un nom d’emprunt. « Eux » ne savent pas encore qu’elle n’est pas là pour rien, qu’elle repartira ensuite en douce, qu’alors personne n’entendra plus parler d’elle, y compris (et surtout) la police.

Elle a loué une chambre avec vue sur la Manche, exploré méthodiquement les quartiers riches, ignoré la banlieue, copié toutes les clefs de la consigne automatique de la gare, lu les journaux locaux … y cherchant ses cibles, comme toujours, comme ailleurs.

« Elle allait seulement là où il y a l’argent »

Le reste ne l’intéresse pas. Aimée n’a pas de temps à perdre ….

Un notaire lui cherche, à sa demande, une propriété à acheter … la voilà à pied d’œuvre, en cœur de cibles : la caste des notables.

« Maitre, il me semble que je suis très bien tombé avec vous. »

Elle est si attirante, il est veuf, elle aussi. Il va lui offrir ses premiers pas dans la haute société … La suite appartient au récit …

Je ne suis pas objectif : me donner à voir du Manchette en BD m’attire comme de la glu. J’aime tout ce qui me ramène à lui, à ses personnages, à ses histoires, à sa manière d’écrire et de montrer. Le 9ème art offre un autre horizon de perception porté sur ses œuvres, celui d’un autre lecteur, hors de ma propre imagination, qui, armé de son Art, restitue sa propre vision de l’univers de l’auteur. Les textes bruts de Manchette portaient des qualités cinématographiques indéniables ; les vignettes en dessins et couleurs, les phylactères reprenant des phrases entières du roman d’origine, se prêtent à la translation vers le graphisme. Tardi ne s’y est pas trompé et a adapté trois bijoux à l’encre de Chine noire (« La position du tireur couché », « Le petit bleu de la côte ouest » et récemment « Ô dingos, Ô châteaux »). Cabanes, que j’avais laissé avec l’excellente, truculente et jubilatoire série « Dans les villages », se met en 2014 au service de « Fatale » avec le fils de Manchette, Doug Headline. Comment résister ? D’autant que je viens de finir, enthousiaste, le roman du père, qu’il s’y montre comme à l’habitude : percutant, sobre, impitoyable, que retrouver Fatale en fille de bulles m’est une promesse bien alléchante … Ils ont tous deux récidivés depuis, en 2018, avec Nada ; j’y viendrai, c’est programmé.

Le scénario BD s’articule fidèlement, semble t’il à mon souvenir immédiat, à partir de phrases-clefs extirpées du roman et illustrées pas à pas, vignette après vignette, le long d’une grosse cent-cinquantaine de pages (c’est énorme) dans la lignée de ce qu’essaya brillamment de faire le magazine (A suivre) entre 1978 et 1997 : des BDs-livres (ou Livres-BDs), des romans-graphique copieux qui se voulaient donner de la Littérature (avec un grand L) à la bande dessinée.

Fatale, en BD-polar qui prend ainsi tout son temps et offre toute liberté à ses auteurs au-delà des 48 pages traditionnelles, suit un crescendo dramatique très marqué ; la lente progression vers l’enfer d’une nuit sans fin s’accompagne de variations d’ambiances successives de plus en plus sombres ; les dessins se modifient peu à peu au fil du lent déroulé vers l’inexorable, de posés et tranquillement beaux ils deviennent heurtés et déchirés ; des graphismes aux antipodes les uns des autres, mais en continuité, sont à l’œuvre. Cabanes excelle dans la montée en pression ... Les dessins poétiques du départ, douces cartes postales de bord de Manche, baignés de pastels nuancés glissent peu à peu vers les dessins fouillés, montrant jusqu’au moindre détail révélateur, les intérieurs bourgeois, les belles dames bijoutées et les panses ventrues et bien nourries, les bajoues lippues des notables (surement des caricatures, mais elles fonctionnent si bien). L’épilogue sanglant d’une nuit sans fin montre sans retenue les blessures des corps agonisants, les détails d’une action ébouriffée. L’écarlate du sang et le noir d’une longue nuit d’encre s’en ira vers l’aube d’une fin ouverte aux couleurs de l’incendie.

Les traits des visages montrent les expressions et au-delà les sentiments des personnages, en ce sens ils complètent les textes de Manchette qui les biffait de ses romans, ne jamais aborder avec eux le rivage de leurs ressentis. En compagnie de Cabanes, on voit ce que Manchette avait exclus : la haine, jamais l’amour, sinon la concupiscence; la colère, la tristesse et la peine ; le dédain, le mépris et la condescendance ; la duplicité et la trahison ; la fatigue et la peur … C’est, ici, une nouveauté que n’apportait pas le roman. Bonne ou mauvaise chose dans la fidélité à apporter à l’original ? Je ne saurai répondre, si ce n’est que Cabanes ne pouvait y échapper en restituant des poker faces.

Une autre mécanique d’auteur caractérisait Manchette : elle consistait à crédibiliser l’action en cours en mentionnant des listings d’objets (marques incluses) de l’environnement immédiat. Cabanes n’y coupe pas, nombre de vignettes s’y collent en débordant d’objets recréant l’univers quotidien typique de l’époque : produits ménagers ou alimentaires, automobiles maintenant cultes, éléments de design, de mobilier, couvertures ou dos de polars (Eva de James Hadley Chase, un titre de Simenon et un « Le désert du froid qui tue » vignette 3 page 35), des paquets de cigarettes, des briquets Dupont, des produits de beauté … Certains, comme bibi le fit, y joueront à retrouver leur enfance.

A noter à ce sujet un glissement temporel des années 70’s (le roman) vers la fin des années 60’s. Rien ne me fut sûr un temps, les souvenirs étant ce qu’ils sont, jusqu’à ce qu’une affiche de Vince Taylor annonçant un concert ne se montre sur une colonne Morris.

Fatale s’est montrée presque totalement fidèle à ce que j’avais imaginé d’elle au fil des mots de Manchette : mortellement séduisante. L'adaptation BD en est magistrale. Elle m'est, et sans rivale sérieuse, l'énorme coup de cœur de l’année (Ô Combien… !). 

Et vivement « Nada » déjà en PAL.

 


 

 

6 commentaires:

  1. Tu peux y aller, Jim c'est du cinéma-BD polar tout comme tu sembles l'aimer.

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    1. J'ai déjà lue cette BD ; j'avais beaucoup aimé.

      Content que ce soit aussi ton cas !

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  2. Je ne pourrais pas enchainer les adaptations du même oeuvre comme tu le fais. En plus, si c'est pas la même oeuvre, c'est le même thème. Que t'est-il arriver pour que tu ais envie de lire les femmes en tueuse en série?

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    1. Concernant Manchette et BD le mécanisme a de l’intérêt: l'auteur ne s’appesantit guère sur la psychologie de ses personnages et laisse le lecteur juger des simples actes de ces derniers. La BD ainsi de part son graphisme montre au-delà de la froideur du style d'écriture des morphologies faciales au regard de sentiments divers. La BD constitue ainsi un complément à ce que Manchette s'est décidé sciemment à ne pas décrire.

      Plus généralement, le passage immédiat du roman à la BD m'intéresse via le biais d'un travail d'adaptation de l'un à l'autre qui montre les choix opérés dans la masse initiale de l'écrit. Ici Cabanes s'est montré (à l'égal de Tardi) très fidèle à l'original.

      Pourquoi les femmes tueuses ? C'est le hasard (encore que j'ai sur le "en cours" un Simenon qui traite du thème: "Maigret tend un piège"). Depuis un an j'ai des problèmes de concentration immédiate pour lire, il me faut des ouvrages aisés d'abord. Le polar est, en ce sens parfait: page turners à l'écriture limpide. Alors Manchette, Simenon, Matheson, Goodis et d'autres, me donnent régulièrement rendez-vous ... et çà marche très bien. J'ai abandonné (je ne l'espère qu'un temps) la SF d'abord plus compliqué, aux concepts plus abstraits. Les tueuses n'ont été en ce sens qu'un hasard de PAL où le thème était resté en panne.

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    2. Je comprends que l'annaliste que tu es prend plaisir à voir les chemins pris par l'adaptateur BD ou autres pour mettre un peu de lui dans une oeuvre, mais je ne suis pas comme toi sur ce point car je préfère laisser du temps pour oublier un maximum l'histoire. Sinon, j'ai l'impression de lire 2 fois la (presque) même chose.

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    3. J'essaye déjà çà avec romans et ciné y recherchant les moyens mis en oeuvre par le réalisateur et en jugeant le résultat obtenu. C'est toujours en faveur de l'écrit.

      Le principe pourrait être aussi le même que celui qu'adopterait un lecteur en lisant dans la foulée deux traductions d'un même roman. Il y faudrait du temps, et m'apporterait pas grand chose au final, quand les différences ne sont pas aussi percutantes qu'entre roman et BD. J'avais éssayé çà avec l'ile au trésor de Stevenson: cela avait été un temps marrant avant de virer à l'ennui.

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