Réédition Folio Policier n°224 de 2014. L’édition originale US est de 1956, la française de 57.
Le roman :
Années 50. USA. Philadelphie. La
neige, le froid, le silence d’une ville qui dort. L’hiver d’un monde, celui des
esseulés du bout de la nuit, de celles et ceux qui ne supportent plus les draps
gelés sans quelqu’un à leur côté. Un quartier perdu, ses ruelles sombres qui se
faufilent dans la poix du brouillard, le halo pale de rares réverbères,
l’enseigne lumineuse d’un bistrot-bastringue. On y gueule, on y chante, on y
rit, on y boit, on s’y met sur la gueule, on y emballe l’âme sœur d’une nuit … lorsque des affinités se révèlent, la peur du
jour qui monte effraie tant la solitude qui guette …
Les notes d’un piano, guillerettes
et suspendues dans l’air et l’instant … venues du fond de la salle, à
l’arrière-plan des silhouettes qui dansent, se cherchent et se repoussent,
au-delà de la brume du tabac. Un musicien seul au monde, presque comme il se
doit dans ce genre de lieu, dans ce genre d’ambiance, dans ce genre de polar.
Les notes, sur les touches du
clavier, pour assourdir le bruit des autres, pour affaiblir ce passé qui
gigotte encore en lui comme celle d’un canard à la tête coupée qui court toujours.
La musique pour que se fasse le silence d’une vie dont il ne veut plus mais
dont il a peur de se séparer.
Avant, on savait qui était Edward
Webster Lynn : un nom en grosses lettres tout en haut de l’affiche,
pianiste solo de renom international, tant de fois sur scène à Carnegie Hall ou
ailleurs dans le monde, dans les salles de concert les plus huppées. Une belle
épouse, des dollars sans compter, de quoi ne se soucier de rien, la belle vie, le
bonheur à tous les étages. Sauf qu’on oublie si vite quand … rien ne se perd et
tout se transforme pour le pire.
Maintenant, sept ans plus tard, le
musicien n’est plus rien, l’homme non plus. Plus qu’Eddie tout court, silencieux
et renfermé, revenu de tout. Il est l’ombre discrète qui joue du piano droit
brinquebalant dans le fond d’un café-concert enfumé des bas-fonds de la ville et passe le balai
sur la sciure au sol quand les gogos, les poivrots, les grandes gueules, les
putains et les filous s’en sont allés où s’en va la nuit : vers le néant de
l’aube.
« Non mais, regardez cette pauv’ cloche devant sa casserole de
piano ! Alors qu’il devrait être lingé comme un prince »
Eddie rentre chez lui quand le petit jour
éteint les réverbères, le sommeil l’y attend, sa vie ainsi soufflée comme la
flamme d’une bougie. Son passé rabougri, son présent en stand-by, son futur
bradé. Le silence de l’oubli.
Et il y a le frangin, revenu
de nulle part, qui réclame de l’aide alors que la pègre le course, qui va
déclencher un foutoir sans nom dans lequel Eddie va peut-être retrouver
une raison de vivre ; Léna la serveuse qui frétille de vie à sa
portée et allume en lui encore un semblant d’amour à concrétiser (elle n’attend
que çà); Clarice qui tapine et lui fait çà quelquefois gratos, histoire
de ne pas rester seule dans le noir.
« Maintenant,
à trente-deux ans, elle était toujours acrobate, mais pas sur scène. ça se
passait à l'horizontale, sur un matelas, moyennant la somme de trois dollars la
performance. »
Roman de la nuit, encre de chine
pour nuits blanches, noir polar des paumés à la poursuite de ce qu’ils furent
en d’autres temps et d’autres lieux, des voyous de la pègre en gabardines et
feutres de guingois, des alcoolos et des enschounfés, des profiteurs de tous
poils qui règnent quand dort l’autre monde. Portrait en noir et blanc des 50’s
US de l’autre côté de l’American Way of Life. L’auteur y rumine le blues et la
scoumoune, le désespoir, la déchéance morale et physique, la dégringolade
sociale, celle qui froisse les poissards et les ratatine à la plus simple
expression d’eux-mêmes, celle qui les retourne comme un gant empli de néant et
de rien qui n’en vaille la peine.
Il me faut des mots, beaucoup trop,
pour décrire l’ambiance et les circonstances qui amorcent le récit : Goodis,
sobre, use de courtes phrases, celles qui font choc et mouche simplement, des
mots soigneusement ciblés et sûrs, sans détours et sans cesse en cœurs de
cible. Sans s’épandre en digressions, il nous sert des portraits complexes et
travaillés au plus près. Son astuce suprême est d’user d’une science consommée
des dialogues, qui se veulent abondants et rapides, l’action en est accélérée,
ce qui rend ce court roman encore plus bref. Son phrasé est argotique, emprunt
des mots de la rue, des expressions qui courent au ras du bitume. Son
personnage central se parle à lui-même entre survie et résignation : noir
c’est noir.
« Tirez
sur le pianiste » est typique de l’auteur, de ses thèmes noirs et de ses personnages rongés
par leurs ténèbres intérieures. Goodis y décrit au plus près des serpillières
de vie gorgées de sève noire et épaisse, des existences grises ou tourmentées
de vies en impasses borgnes, des avenirs en culs-de-sac ou attend la mort ou
simplement le néant.
Tout cela sent le jus noir et épais
d’un blues poisseux et âpre, à la rythmique obsédante inlassablement répétée, aux
paroles de misère et de désespoir qui vont avec. Les accords funèbres, plaqués
sur l’ivoire des touches, claquent et résonnent tout du long d’une nuit ou d’une
sans fin et sans espoir.
« Tirez sur le pianiste » est en 1956, son année de parution, un polar noir aux mots crus, aux expressions argotiques d’un auteur semble t’il maudit qui attendra la consécration quand quelques-uns de ses romans seront adaptés au cinéma. Truffaut y viendra en 1960, mais c’est une autre histoire.
Le film :
François Truffaut, pour son second long-métrage, adapte
le roman et offrira une version à mon sens décalée et personnelle.
Le film est fidèle à Goodis,
sans l’être vraiment tout à fait, des modifications s’y opèrent : de lieu
(Paris en place de Philadelphie), de personnages (Eddie n’a pas assez de
deux frères, Truffaut en crée un troisième qui n’apporte pas grand-chose à l’intrigue),
d’ambiance (le ton est aux clins d’œil amusés jetés sur la gente féminine via
des seconds rôles prégnants)
Avec Charles Aznazour (Eddie),
Marie Dubois (Lena) bientôt la fille du guignol dans « La
grande vadrouille », Michelle Mercier (quelle plastique.. !)
dans le rôle de Clarice (future « Angélique, Marquise des Anges »).
Apparition remarquée de Bobby
Lapointe interprétant deux de ses chansons, « Marcelle » et « Framboise »,
dont l’humour absurde parait paradoxalement en phase avec le réalisme du récit
et le ton général du film.
Le film perd une bonne part de la dimension
dramatique du roman, s’adoucit sans s'appauvrir, flirte parfois avec l’humour (il n’y en a pas
une once dans la prose de Goodis) et le détachement, mais retrouve le
chemin voulu par Goodis en alliant le fatalisme du polar noir et celui d’un
passé sans cesse revécu qui n’offre, à chaque fois, que le pire de lui-même.
Bobby Lapointe chante « Framboise » dans le film (j’adore sa façon de manipuler les mots)
ce roman t'a mis dans quel état d'esprit?
RépondreSupprimeril semble entièrement tissé de noirceur...
Ce fut mon premier Goodis (il y en aura d’autres, l’auteur a du bon même classé « mauvais genres » négligeable). J’ai commis l’erreur de me renseigner au préalable sur lui au lieu d’ouvrir sur une page blanche. Ce que l’on trouve de droite et de gauche, qui n’a semble t’il jamais été prouvé, est que la noirceur de ses écrits l’était en écho avec les évènements de sa courte vie (décès à 50 ans). Sa perception noire, résignée et fataliste de l’existence devient ainsi très prégnante. En conséquence : Eddie, le personnage, est devenu à mon ressenti de lecteur, David le romancier. Et là, ce fut un autre poème : le petit bouquin de rien prenant une dimension plus importante, presque autobiographique dans le sens où son art n’a été reconnu que lorsqu’ il y eut des adaptations ciné de ses romans.
SupprimerJe pense que souvent, peut-être pas tjs, les auteurs mettent une part d'eux-même dans leurs récits. Ils révèlent des bouts de leur vie..
SupprimerOn dit aussi souvent, à partir de cette hypothèse (que je partage) qu'ils réécrivent sans cesse le même livre. Je suis assez versatile les concernant et n'ai jamais pu vraiment me faire une opinion à ce sujet, mais bon, je crois qu'il y a de çà..!
Supprimerje viens de voir le bout de film.. j'avoue que ça se laisse regarder! :-D ( même si c'est un vieux film en noir et blanc :-D)
RépondreSupprimerMDR. Le ciné eut une vie avant la couleur, comme le muet en eut une (Ô combien.. !) avant le noir et blanc (Lire « Le crépuscule des dieux » de Robert Bloch). Une belle existence, longue de quelques décennies précieuses, qui attirait plus de monde dans les salles obscures que maintenant (voir « Ciné Paradiso »). Des spectateurs, absorbés par la magie de l’instant, qui n’y voyaient pas encore ses hésitations, ses erreurs, ses approximations, ses expérimentations … Un cinéma qui se croyait en devenir mais qui c’était déjà trouvé. Un cinéma plus lent que celui hyperspeedé de certains films de maintenant qui perdent leurs spectateurs dans des scénarios trop compliqués.
SupprimerJe suis né à l’articulation du cinéma parlant avec la télévision, entre salles obscures chuchotantes (avec la dame au ticket qui imposait gentiment les places) et cube bleuté papillonnant face au canapé du salon. J’adore le noir et blanc qui me rappelle mon enfance, et par-dessus tout le jeu des acteurs qui prenaient leur temps, se faisaient cabots, s’écoutaient parler ; la recherche formelle esthétique autour des blancs, des noirs, des nuances de gris ; les balbutiements de ces petits plus techniques et d’expérience qui au fil des années allaient rendre adulte un cinéma qui m’a peu à peu perdu.
Moi j'ai découvert les salles de ciné à 18 ans (en 97)... avant ça on était allé en famille au ciné, je ne sais plus quel âge j'avais, entre 10 et 12 ans je crois, une seule fois.
SupprimerA 18 ans du coup je me suis fait une orgie de ciné :-D ma soeur est fan de ciné, et donc elle m'avait embarquée dans les salles plusieurs fois/ semaine pd l'été qui précède la rentrée à la fac :-D j'en avais ras le bol au bout d'un moment!
En 66, je me souviens (même s'il y en eut d'autres avant), en salle (Le ciné Lux), du "Vieil homme et l'enfant" avec Michel Simon, dans lequel pour la première fois j'étais en osmose totale avec trois personnages: ce sucre d'orge ronchon de Simon, son épouse gentille au possible ... et ce papier buvard qu'était l'enfant.
Supprimer_ Cheyenne : « Je pense que souvent, peut-être pas tjs, les auteurs mettent une part d'eux-mêmes dans leurs récits. Ils révèlent des bouts de leur vie...»
Supprimer+1
J’aime bien lire des interviews d’écrivains : il me plaît de retrouver dans leurs fictions (parfois dans des cadres fantastiques, le genre servant alors de masque, de protection...) des éléments de leur vécu.
_ Avin : « (...) Le ciné eut une vie avant la couleur, comme le muet en eut une (Ô combien.. !) avant le noir et blanc (...) Une belle existence, longue de quelques décennies précieuses, (...) Un cinéma plus lent que celui hyperspeedé de certains films de maintenant (...)»
+1
Le muet, c’est un peu ma limite.... Chaque film du genre est à quitte ou double pour moi : c’est soit l’envoûtement, soit l’endormissement. ^^
Généralement plus lent, oui, mais speedé, parfois (cf. certains Buster Keaton, impressionnants encore aujourd’hui par la virtuosité de leurs scènes d’action).
Par ailleurs, le cinéma noir et blanc, s’il n’est pas d’époque récente, peut demeurer moderne.
Par exemple, depuis quelques années, on redécouvre le cinéma US « pré-Code »(1929 – 1934) : celui qui précède l’application stricte du code de censure Hays. Les sujets abordés et le comportement des personnages y sont d’une modernité qui renvoie plus aux 70s ou à aujourd’hui qu’aux plus conservatrices 50s et 80s.
@Jim, citation: "certains Buster Keaton, impressionnants encore aujourd’hui par la virtuosité de leurs scènes d’action)." >>>> Oui. L'aspect saccadé de la restitution accentuant encore le phénomène.
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