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samedi 13 février 2021

Le vallon des lucioles – Isla Morley

 


 

Le Seuil (2021)

1937. USA. La Grande Dépression de 1929 peu à peu s’éloigne. Le New Deal de Théodore Roosevelt a contribué progressivement à la relance économique du pays. Les villes se requinquent, les campagnes restent à la traîne du renouveau. Le Président cherche des échos positifs de sa politique sur l’Amérique profonde, à des fins électoralistes et de soutien à ses mesures d’aide aux populations démunies. L’objectif étant de convaincre les réticents en leur montrant la vraie vie loin des villes.

Des enquêteurs sont envoyés par binômes dans les zones rurales les plus reculées. Chaque duo est constitué d’un journaliste de presse écrite et d’un photographe. Leur mission : rester à l’affut de reportages, pris sur le vif, démontrant le bien fondé des mesures gouvernementales en cours ou à prendre. Certains envoyés spéciaux, par le scoop opportuniste, essaient de relancer leurs propres carrières restées au point mort. L’un deux en mission dans les Appalaches, Clay Havens, ex Grand Prix Pulitzer de la photographie, va voir sa carrière pro et son destin personnel chamboulés par amour pour Jubilée : une autochtone à la peau bleue qui le fascine, le trouble et l’obsède.

Chance, dans l’état du Kentucky. Une minuscule bourgade campagnarde ignorée des grands axes routiers. Trois cents habitants à peine, entre modernité en attente et ruralité à l’ancienne. A l’écart : une famille blanche, isolée au plus profond des bois, celle des Buford, repliée sur elle-même, victime d’un ostracisme inattendu, proche du racisme violemment actif d’il y a peu à l’encontre des noirs. Destructions de biens ? Spoliations ? Assassinats discrets et impunis ? Disparitions étranges ? Lynchages ? Cimetières clandestins ? Les langues se taisent, tout autant du côté des victimes que des bourreaux, tout doit se régler dans le huis-clos de la communauté. La raison de ce rejet : une maladie épidermique rare, la méthémoglobinémie, qui donne aléatoirement, par voie génétique, une peau bleu sombre à certains Buford. Jubilée l’ainée et Levi son frère, comme tant de « ratons bleus » avant eux, sont les victimes expiatoires des difficultés de la communauté. Jubilée cette sorcière, Levi ce démon …. Ainsi, dans Chance encore assoupie d’un oeil sur ses traditions d’antan, rode le sempiternel et indécrottable préjugé à l’encontre de ceux qui ne sont pas comme les autres (la minorité a toujours tort), naissent des accusations de sorcellerie, de jeteurs de sorts et de porte-poisse, s’organisent des expéditions punitives …

Les éléments du drame sont en place … La suite appartient au récit. L’Amour, avec un grand A, bardé de grands et beaux sentiments, va s’en mêler … et sera le grand leitmotiv du roman, celui vers lequel l’auteure reviendra toujours pour livrer son diagnostic d’un monde malade et les moyens simples pour le rendre plus acceptable. Les développements à venir vont se montrer très (trop ?) manichéens, mais quelle importance après tout quand on sait d’avance qu’il en sera ainsi. Isla Morley, dont « Le vallon des lucioles » est le premier roman édité en France, se montre une grande âme qui plaira à ses lecteurs optimistes.

Qu’on ne s’y trompe pas, nous ne sommes pas en territoire de Fantastique ou de Fantasy, voire de Science-Fiction (« Les amants étrangers » de Philip José Farmer, par exemple, dans lequel le héros, à l’encontre des préceptes religieux d’une société future ultra puritaine, s’éprend d’une E.T. à la morphologie et à la physiologie complexes) mais au sein d’un roman inspiré de faits réels. L’homme, celui de la vraie vie, n’a jamais été en panne de haine et de violence pour fustiger et détruire celui qui ne ressemble pas physiquement à ce que la majorité montre. La loi du nombre, toujours, et haro sur l’étranger, le différent, le monstre de foire, celui qui ne pense pas pareil, ne prie pas le même dieu de la même façon ou un autre que le sien …

Roman de terroir ? Possible selon ce que je sais du genre. Et c’est plutôt maigre. J’ai néanmoins entrevu le lisant « Tendre Violette » le cycle BD de Servais. On y retrouve les mêmes mécanismes d’exclusion, les mêmes résidus de haine et d’incompréhension entre deux communautés qui ne cherchent plus à se comprendre et s’accepter. Les exemples en ce genre littéraire ne doivent pas manquer.

La part belle est laissée à la romance. Fleur bleue y trouvera son compte. Je n’y vois pas d’inconvénient. La 4 de couv n’en fait qu’à peine mystère, le lecteur prévenu sait plus ou moins où il met les pieds. L’objectif, au-delà de l’eau de rose ciblant un certain public, est de démontrer que l’Amour renverse les montagnes, pour peu d’y croire (et après tout, pourquoi pas … !). Reste que le parti-pris de la surenchère romantique, par son intensité ponctuelle peut lasser. Elle vient, heureusement par touches, hélas intenses, comme des mises en abimes dans un thriller, noyer trop souvent un drame bien amené, une intrigue prenante et, par ailleurs, bien ficelée. Le miel, en encre dorée d’imprimerie sur certains passages, alterne avec le sang noir sur les peaux bleues assassinées. Le réfractaire au romantisme forcené peut patienter, il retrouvera plus tôt qu’il ne croit un chemin de thriller au suspens intact.

Cet ouvrage est aussi un vibrant hommage nostalgique rendu à l’art photographique d’antan, celui d’une époque révolue, pourtant pas si ancestrale que çà, où la pellicule argentique était la seule alternative, loin de la photo-pixels jetable si banalement commune de nos jours. On y réglait à l’intuition la netteté, le diaphragme et le temps d’exposition. On s’appliquait au cadrage patient pour ne pas gâcher la péloche, à la recherche de la bonne lumière sur le fil étroit entre sous et surexposition ; on bidouillait au jugé et à l’expérience lors du développement sous lumière inactinique. Un art, plus qu’un hobby. Le noir et blanc était encore presque omniprésent, l’utilisation de la couleur restait parcimonieuse (car onéreuse). Dans le roman les clichés noir et blanc ne dénoncent pas les bleus chatoyants et irisés de l’épiderme de Jubilée, ils sont noyés dans les nuances de gris rendues par le nitrate d’argent, il leur faut la couleur pour en percevoir tout le particularisme. Jubilée, aux yeux du monde, ne peut apparaitre qu’en couleurs, comme un arc-en-ciel …

Havens est à la recherche résignée et fataliste de ce qui avait fait de lui un Pulitzer reconnu, il entrevoit en Jubilée (qu’il doit convaincre de poser) un sujet propice à un retour en état de grâce photographique. La passion amoureuse s’en mêlant, créant en lui un œil virtuel subjectif, par ce fait unique et partial, presque obsessionnel, le résultat se montre au-delà de ses attentes. L’amour ressenti pour elle fausse la donne journalistique et l’oblige à prendre parti : les clichés sont t’ils publiables sans trahir la confiance de Jubilée ? … le drame est désormais en marche …

L’auteure met à nu minutieusement les motivations souvent inconscientes du photographe. Elle dissèque sa recherche patiente, intuitive et raisonnée du cliché qui a du sens, qui par nature doit parler sans jamais ne rien dire. Elle nous décrit les moyens humains à l’œuvre d’une photo qui, en portrait, cherche une âme au détour d’une expression furtive de visage. Tout le récit regorge de ses instants suspendus entre la vie qui bouge et celle qui se fige en 2D. Ces arrêts sur images sont à mon sens le grand bonus du roman, tant ils me semblent rares et se faisant précieux en littérature romanesque (du moins de ce que j’en connais).

Et à ce jeu, le lecteur prenant l’œil d’Havens et les mots de l’auteure à son compte, entrevoit Jubilée si belle et … rêve de passer de l’autre côté de la pellicule et des 480 pages du roman.

Merci à Babelio, Masse Critique, Le Seuil Ed. et à l’auteure.


8 commentaires:

  1. je n'avais jamais entendu parler de cette maladie.. et qu'est ce qui est inspiré de faits réels finalement ? cette famille là en particulier? l'histoire d'amour est fictive ?

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    1. Moi non plus.
      Dixit Cannetille sur son blog (https://leslecturesdecannetille.blogspot.com/2021/02/morley-isla-le-vallon-des-lucioles.html): "L’auteur s’est inspirée d’un fait réel pour imaginer cette histoire. A partir de 1800 et pendant près de deux cents ans en effet, une famille vivant en vase clos dans les collines du Kentucky s’est transmise, de génération en génération, le gêne de la méthémoglobinémie qui, par un défaut d’oxygénation du sang, bleuissait leur peau sans autre signe clinique. L’explication génétique et le remède ne furent trouvés que dans les années soixante, laissant dans l’intervalle ces hommes et femmes bleus dans une situation d’extrême isolement moral et social."

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    2. du coup ils se mariaient entre eux?

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    3. Wikipedia: "La méthémoglobinémie peut être congénitale, mais c'est alors une maladie rare, généralement induite par un déficit en enzyme cytochrome b5 réductase." Son traitement symptomatique m'a étonné.

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    4. A noter que l'ouvrage semble posséder une autre illustration de couverture possible.
      https://cdn1.booknode.com/book_cover/1450/le_vallon_des_lucioles-1449819-264-432.jpg
      Je préfère la seconde: le bleu, la silhouette féminine en filigrane, la nature si présente dans le roman (j'aurais du en parler dans la chronique).
      Ps: je ne comprend pas la présence de la plume sur la première.

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  2. Je n'y ai pas pensé sur le coup. Mais le bleu de Jubilée, au fil des mots de l'auteure, me semble maintenant très proche de celui utilisé par James Cameron pour les habitants de Pandora dans Avatar.

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  3. Nos avis convergent, c'est le cas de le dire. :)
    Un peu trop d'amour imaginé autour de cette malheureuse famille, qui a bien existé. Mais au final, une lecture agréable et intéressante.

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    1. Oui. J'ai lu la chronique et les ressentis cousinent. Le roman lentement mûrit, se décante peu à peu, s'affine dans ce qui peu à peu subsistera. Je suis en train de me dire que le romantisme exacerbé ira s'étiolant, ne resteront que les bons côtés d'un récit prenant, inattendu et bien mené. Le roman peut plaire et trouver son chemin.
      Cf: https://leslecturesdecannetille.blogspot.com/2021/02/morley-isla-le-vallon-des-lucioles.html

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