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dimanche 14 mars 2021

Camarillo, adios les seventies – Dominique Sels

 

Ed. de « La Chambre au Loup » 2007

 

Corinne, 20 ans. Le lecteur va suivre son itinéraire du printemps à l’hiver d’une année charnière. La dernière d’une décennie d'importance, celle des seventies. L'ultime des trente glorieuses. Davantage que la simple bascule d’un an sur le calendrier. Tant années se referment sur un bilan riche et fécond, ouvrent des espoirs en aval. Pénétrer dans les 80's à cet age là c'est pourtant dire adieu à tout ce qui précède en raison de ce qui peu à peu menace ... Alors, si en plus, le destin personnel s'en mêle, la rencontre de trop par exemple ...

Corinne va clore ses seventies de bien triste manière et aborder les 80’s le bleu à l’âme, cabossée et meurtrie … Et pourtant, pour elle, tout avait si bien commencé.

Dans « Camarillo », jeune étudiante parisienne au cœur des seventies, elle rencontre, aborde et séduit un trompettiste de jazz de renommée internationale, Toni Camarillo, alors qu’il se produit dans une des caves étroites et sombres, enfumées et fébriles de la capitale, là où s’agite le genre du crépuscule à l’aube.

Lui, la quarantaine éblouissante sous les feux de la rampe ; elle, dans sa propre vie, encore un peu étonnée de ce qui l’entoure, rapidement subjuguée, aimantée, irrésistiblement attirée … déjà prisonnière de ses sentiments et de l’ambiguïté de ceux que lui propose le jazzman. L’amour est, entre eux, bientôt passionnel d’un côté et indéfini de l’autre ; en demande utopique d’exclusivité pour elle, d’amusement ponctuel violemment épidermique pour lui (le bénéfice du doute lui profitant néanmoins quand me concernant c'est une ordure). Il lui cache mal son sens des priorités : sa carrière d’abord, ses concerts, ses enregistrements, le monde à ses pieds. Corinne est en devenir social ; Toni, plus âgé, est déjà établi, sans autre avenir que celui qu’il s’est déjà créé et qu’il veut conduire à son apogée. Il l’emmène dans des restaurants où la carte des menus donnée aux femmes n’affiche pas les prix. L’itinérance du trompettiste de par le monde, contractuelle et inévitable, n’arrange rien. Corinne y suspecte des liaisons discrètes avec d’autres femmes comme celles qu’entretiennent les marins dans tous les ports du monde. Leurs rencontres sont de raccroc, toujours à l’initiative de l’homme. Le téléphone, longue distance ou pas, ne remplace pas la chair et ses étreintes. Corinne traine rapidement son blues le long des rues parisiennes d’une longue nuit d’été, s’offre des vacances en solitaire à Sienne, en fallacieux pèlerinage d’un autre qu’elle-même, là où son jazzman fit son école de musique avant qu’ils ne se connaissent. Rien d’autre ne compte à ses yeux que cet amour qui marque le pas, vit de longues absences et de brèves rencontres, de mensonges … la suite appartient au récit.

« Camarillo » est le roman initiatique d’une jeune fille confrontée aux masques de l’amour derrière les mots habiles et les actes trompeurs ; c’est un roman boomerang alors que se frottant à la désillusion elle rebrousse chemin, forcée et contrainte, pour retrouver une stabilité sentimentale plus rassurante mais aussi plus terne. Quatre amants successifs. La normalité trop routinière et envahissante d’un premier, la bisexualité qu’elle admet mal d’un second, la distanciation hédonique et nombriliste d’un troisième (Toni se met en scène avant l’acte de la même manière qu’il se présente à son public), l’homosexualité distancée mais salvatrice d’un dernier.

Au cœur des seventies libérées du poids de la morale ciblant la sexualité, détachées de la crainte de certaines maladies, rayonnait la naïveté de celles et ceux qui pensaient que l’on pouvait impunément mêler la chair et le cœur.  Il est si difficile de trouver un équilibre entre l’apaisement des sens et l’emballement des sentiments. L’air du temps n’y fait quelques fois rien.

Dominique Sels ne fait pas dans la bluette eau de rose mais cible souvent crûment les accrocs de la passion, la miscibilité souvent imparfaite du cœur et de la chair. C’est coquin, c’est poète, c’est imagé et cru, symbolique, onirique et réaliste. Il faut du temps pour s’imprégner de la prose embarquée, en comprendre les mécanismes ; mais au final, peu à peu s’habituant à la manière d’écrire, pointe une héroïne attachante et vraie, pudique et sans fard.

« Camarillo » est l’histoire d’un instant suspendu entre un présent moisi et un futur espéré qui ne viendra pas, d’une parenthèse temporelle en impasse, empreint d’un blues profond et amer, entre attente et résignation, entre espoir et désillusion, entre auto-culpabilité et mise en procès de l’autre.

A mi-lecture, au cœur des pages qui défilaient, au sein des images et impressions qui peu à peu s’installaient, m’est revenu en mémoire une scène mythique d’« Ascenseur pour l’échafaud » de Louis Malle (1958), pour des raisons qui n’appartiennent ni à son intrigue policière ni à Miles Davis qui en interpréta la bande-son, si ce n’est qu’il le fit à la trompette jazz. Scène durant laquelle le spectateur suit, peiné et incapable d’aider, la mélancolie et l’errance au hasard des rues de Jeanne Moreau (comme le fait Corinne dans le roman, y compris en entrevoyant sa voiture au loin) à la recherche de son amant évaporé dans le grand nocturne parisien. On la trouve, sur le net, couplée à cette autre (issu du making-of) où pour peindre la scène de notes destinées à la bande-son le trompettiste y va d’une impro inspirée qui fera le tour du monde. Les deux héroïnes, celle de Dominique Sels et celle de Malle sont, à cet instant précis, si proches l’une de l’autre, dans leurs solitudes, dans leurs incapacités à réagir, à trouver solutions sinon en confiant les réponses au hasard. L’avant, de l’une et de l’autre, est bien différent, certes, mais le contrecoup est identique. L’actrice, sous l’œil du réalisateur, fige son malaise sur son visage et dans son regard sous les lumières de la ville et le chahut des rues. Dominique Sels le fera de mots sous les notes plaintives, là aussi, du jazz de Toni. La situation est différente, des images de l’un aux phrases de l’autre, mais pas tant que çà. Il y va de la même ambiance feutrée, de la même intimité de femmes amoureuses et déstabilisées. J’y ai trouvé les mêmes échos d’un jazz en clair-obscur, comme en noir et blanc des images vers les mots. Le monde de Corinne devient triste, sans espoir, étranger et si lointain sous le poids d’un drôle d’amour qui mord et ronge.


 


2 commentaires:

  1. Terrible histoire.. mais je pense que dans ces milieux, ça se passe souvent comme ça.. Le Toni devait en avoir, des groupies amoureuses à chaque escale !

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  2. Sur un autre blog, un ressenti identique tissé de bien jolis mots et phrases dont je ne suis pas capable.
    Bravo au chroniqueur.

    https://camalonga.wordpress.com/2021/02/01/demain-sera-a-toni-camarillo/?fbclid=IwAR3We8x4pxkkeyO9cqUd5wVds9BuugiC-ISMulK6gc-16_j0rPnmTAbxLio

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