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samedi 10 juillet 2021

Les fantômes du Chapelier – Georges Simenon

 

Réédition Presses de la Cité (1954) 

 

Georges Simenon 01 - Réédition France-Loisirs Omnibus (2015)

 

« On était le 8 décembre et il pleuvait toujours …[ ] …On entendait l’eau couler dans les gouttières ». Une ambiance typée Simenon. Le ton est donné. Sortez les parapluies.

Un tueur rode. On se croirait au XIXème siècle, dans le quartier de Whitechapel, quand Jack l’Eventreur, certains soirs, quelques mois durant …  la nuit, le froid, le brouillard, les ruelles étroites, enténébrées et désertes, les rondes de police ou de bénévoles, la longue lame du couteau, un éclat de lumière sur son tranchant, le sang dans le caniveau ...

« _  « On n’a jamais pris Jack l’Étrangleur et il s’est arrêté de tuer ». Cela fit plaisir à M. Labbé, qui n’y avait jamais pensé. »

Sauf qu’il est question ici de La Rochelle, dans l’immédiat après-guerre, peu après la Libération. Pas de prostituées éventrées, mais des vieilles dames, 5, bientôt 6 … et ce depuis vingt jours, étranglées à la corde à violoncelle, retrouvées au petit matin sur le pavé mouillé …  

« Cela ne fit pas plus de bruit que, par exemple, un faisan qui s’envole d’une futaie »

Le roman est, semble t’il, intemporel ; pas tant dans le sens où il a plu, plait et plaira aux générations successives appelées à le découvrir que dans celui d’un ouvrage dont l’intrigue est longtemps difficile (délibérément ?) à situer dans le temps (XIXème ou XXème siècle ?). Simenon imprègne tant l’atmosphère rochelaise de ce Londres d’antan si emblématique du tueur en série qu’il est difficile de s’en détacher. Les recoins d’ombre propices aux agressions brutales, la brume rampante si semblable au Fog poisseux d’outre-manche. Il faudra une bonne brassée de pages pour, qu’enfin, de très maigres indices recadrent très ponctuellement l’action dans le temps : une lampe de poche dont l’utilisation devient subitement anachronique, « Quelques rares voitures passaient en faisant éclater des flaques d’eau. », le téléphone sur le zinc ou en cabine sur les trottoirs, un Prisunic, des allusions à 14-18 et à un passé glorieux d’aviateur au-dessus des tranchées … Peu à peu se recrée cette France des 50’s entre traditionalisme de mœurs et modernité en attente.

Un huis-clos angoissant s’amorce à l’échelle de la petite ville provinciale, dans son centre ancien où les meurtres ont tous été commis. Arcades commerçantes ; habitants de toujours, dans l’entre soi pratique, hiérarchique et jaloux, l’un n’ignorant rien de l’autre (ou presque) ; des échoppes (chapelier, tailleur …) ; des petits commerces alimentaires ; des cafés, celui des « Colonnes » par exemple, temple du bridge et de la belote, où habitués, notables, commerçants et maraichers se rejoignent, verres-ballon ou à liqueurs en bouts de doigts. Le lieu est, pour certains, l’épicentre où il faut se montrer pour compter socialement ; pour d’autres, celui convivial, où le plaisir de retrouver d’anciens camarades de classe prévaut.

L’un deux : Léon Labbé, le chapelier de la rue Minage, la soixantaine, natif de la cité. Une épouse malade qui ne sort plus de chez elle et dont il est seul à s’occuper ; un mari respecté, que l’on plaint de cette lourde charge. Un être de toujours rivé à ses habitudes immuables, à son quotidien inlassablement répété. Un tueur tout autant, le lecteur le sait d’emblée, pas de mystères. Simenon le suit dans la lente morbidité de ses actes et réflexions, presque en « Je narratif ». Labbé ne tue pas par hasard, il a un plan lentement mûri, des cibles préalablement choisies, une logique, un ordre, un timing à respecter, un but. Il a promis sept meurtres à la police qu’il nargue, à la presse qu’il mystifie. Il manquera une victime à sa réputation quand la dernière, depuis longtemps ciblée, ne lui sera plus d’aucune utilité, ne pourra être ainsi logiquement sacrifiée. Désormais un meurtre, quelque part, fera défaut à son contrat inabouti et à son orgueil de fou. Cette absence, ce renoncement, flottera dans l’air comme un fantôme évanescent, comme en attente … d’une innocente étranglée, tuée pour rien. Terrible équation qui pose Labbé en bascule de l’apex de sa folie inconsciente à la prise de conscience que lentement il en émerge … le pire, l’insoutenable pour lui commence. Il faudra attendre l’épilogue pour connaitre ses raisons.

L’autre, Kachoudas : le petit tailleur d’en face, venu la peur au ventre du Proche-Orient. Il est l’exilé, le persécuté chassé du bout du monde, celui d’un ailleurs où « l’on-ne-vit-pas-comme-ici », en attente patiente et prudente d’insertion ; celui que, tout bien réfléchi, on fera longtemps patienter jusqu’à lui dire non, en racisme ordinaire. Il a vu un petit bout de papier s’échapper d’un revers de pantalon : un caractère d'imprimerie, découpé dans un journal … C’est aussi le témoin direct d’un des meurtres, le dernier avant les suivants, qui ne dira rien du visage reconnu dans l’ombre, de la corde tendue d’un poing à l’autre, du râle qui lentement décroit dans la nuit. Découvert mais pas dénoncé, Labbé fera de la situation un jeu cruel … celui, contre-nature, vérolé et incertain du « à qui perd gagne ». De chassé, il devient chasseur. Kachoudas se retrouve soudain, au-delà des frontières, dans cette proie craintive, si pratique, commune et ancestrale, qu’il a été dans son pays d’origine. Tous deux : un marionnettiste, un pantin noué par une peur viscérale … tant pis pour les 20000 francs de récompense.

« {Labbé] avait l’impression agréable de le tenir au bout d’un fil … [ ] … Kachoudas viendrait. Le chapelier était persuadé qu’il viendrait et il s’arrêta sur son seuil, regarda vers la fenêtre éclairée en faisant machinalement, à part lui, comme les fermières qui appellent les poules : — Petit, petit, petit, petit… »

Et les autres, tous les autres, en rôles secondaires, que Simenon taille de cette économie de mots qu’il manie si bien, un à un, au plus près des âmes : la bonne du chapelier, grasse et bête comme un veau, juge Labbé ; le docteur au foie miné par l’alcool ; la préposée à la chair adultérine tarifée … et toutes ces femmes que, chacune son tour, d’une phrase coup de fouet, décrit Labbé dans ses lettres anonymes après les avoir étranglées « Est-ce une perte pour la société ?»

La ville se recroqueville sur elle-même, mijote dans son jus d’angoisse depuis six semaines, suspecte à demi-mots qui déplait ou fait bande à part, écoute les rumeurs et les amplifie. Le huis-clos fait étuve sociale, attend qu’une arrestation en libère la soupape de sécurité …

« Les fantômes du chapelier » s’apparente plus au thriller, au polar et surtout à la littérature blanche qu’au roman policier classique, quand patauge une police si peu active et inspirée, voire tout simplement présente. C’est le propre du « Roman dur » de Simenon que de s’agiter dans l’âme d’un homme au bout de lui-même, à deux doigts de l’irrévocable.

Tueurs en série : Simenon aborde la thématique d’une manière qui n’est pas encore dans l’outrance et la surenchère, taille à l’ancienne dans la peur et l’angoisse, dans la dinguerie morbide qu’il reste à un homme de son humanité perdue, dans une atmosphère doucement teintée de Fantastique.

Dans l’affaire rochelaise menée par Simenon, on semble trouver les prémices du « Psychose » signé Robert Bloch (au cinéma, de la patte d’Hitchcock). Roman et long métrage viendront, certes, plus tard dans l’Histoire du Polar et du film noir, au Grand Catalogue du genre. Mais quand même, le fait est notable : une similitude de poids apparait. Souvenez-vous, dans la pièce éclairée, de l’ombre portée sur le store baissé, de celle du fauteuil, des disputes entre mère et fils.

Remémorez-vous encore : ce « Silence des agneaux », tout autant postérieur, quand Hannibal Lecter joue au chat et à la souris avec qui enquête sur lui.

Souvenez-vous du « Corbeau » de Clouzot (1943). Dans « Les fantômes du chapelier », un jeune journaliste de « L’Echo des Charentes » taille, lettres anonymes du tueur peu à peu aidant à affiner le détail, un portrait-robot psychologique au rasoir du coupable recherché. Ses articles font la une, le tueur en joue sur le registre de la provocation.

Au menu de l’ambiance poisseuse en cours, baignée d’un humour noir en filigrane, règnent en maitre la manière de Simenon, son poids sur les mots, cette dissection jusqu’à l’os d’un « homme nu » typique de ses « Romans Durs », cette lente et irréversible autodestruction d’un être face à un destin qu’il s’est bricolé lui-même entre folie et drame conjugal, empêtré dans ses erreurs, ses carences affectives, sa haute considération de lui-même, sa logique orgueilleuse qui le pousse instinctivement à se faire arrêter pour qu’enfin sa souffrance cesse.

Vais-je un jour trouver un « Roman dur » signé Simenon en deçà de la moyenne ? Ce ne sera pas pour cette fois. Ô que non.. ! « Les fantômes du chapelier » est une perle qui se pose haut, très haut, à l’apex de tout ce que j’ai pu, jusqu’à présent, lire de l’auteur. Peut-être est-ce même celui par lequel commencer l’auteur, jusqu’à en devenir addict ...

Merci Monsieur Simenon.


 


 

12 commentaires:

  1. Très belle chronique une nouvelle fois. Tu me tenterais presque mais comme je l'ai déjà lu… Tu retranscris bien cette atmosphère qui est tout car niveau action, ce sont des hommes qui font leur travail, vont au café, pas grand chose de plus. De quoi donner des leçons à ses auteurs de thrillers actuels qui sont dans la surenchère de violence ou d'actions.
    Pour revenir à ce roman, je me souviens une relation entre le chapelier et son voisin d'en face, tout en subtilité digne des plus grands thrillers psychologiques.
    Un grand roman, on est d'accord.

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    1. Merci..!

      Effectivement, s'il est question ici, en pole central, d'un tueur en série, on est loin de la quincaillerie moderne d'un genre sur-exploré, essoré jusqu'à la dernière goutte, presque à la caricature, hétéroclite, tapageur et racoleur. On en a, depuis, lu et vu jusqu'à la nausée, l'overdose. Ici, tout se fait dans la lenteur de l'action, celle simonienne habituelle, dans la lente dissection psychiatrique d'un homme dépouillé de sa façade, de son paraitre, dans ce qui, bouffi d’orgueil, le tient encore miraculeusement debout.
      Ses rapports ambigus et pour le moins étonnants avec Cachoudas valent aussi le détour, rien n'y est accessoire. C'est l'autre pole du roman. J'aurais du insister davantage sur cet aspect.
      C'est vers Cachoudas que va mon empathie, plus qu'envers Labbé; même si, au final le chapelier traine dans son sillage un part de compréhension ...

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  2. Mise à jour iconographique.
    Cà ne vaut pas tripette comme crobar, mais j'ai bien ri de le dessiner ce fantôme de cinéma surmonté de son chapeau.

    https://1.bp.blogspot.com/-kRYgDBzxmHM/YOwzSFAb35I/AAAAAAAACnA/kENkmfbbJbUO4vEIfn0ZnN2Ww9x-hz1RwCLcBGAsYHQ/s2048/Les%2Bfant%25C3%25B4mes%2Bdu%2Bchapelier%2B-%2BGeorge%2BSimenon%2B%2528crobar%2529.JPG

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    1. moi je les trouve vraiment bien tes "crobars" (je suis nulle en dessin et création artistique en général). On dirait presque une illustration de CLA (c'est un compliment).

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    2. Arrêtes-donc..!
      L'idée je l'ai, ce n'est pas le problème. Ce dernier réside dans la manière qui manque d'expérience.

      C'est l'envie d'illustrer ces pages qui me pousse vers un chemin (expérimental) que je n'ai que peu emprunté jusqu'alors (... et toujours avec de bien pauvres résultats). J'essaie sur le fil d'une idée autour d'un roman, ici le sens littéral donné au mot "Fantôme", et tente de la rendre maitresse. Je ne suis pas content de ce que je fais. Mais bon, je persiste. Cà viendra (ou pas..!)

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    3. non, je suis sérieuse. En parlant de CLA je pensais aux illustrations intérieures qui introduisent chaque nouvelle comme on en trouve dans le Sheckley ou dans le Knight (ou dans le Bloch que tu aimes tant).

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    4. Je suis allé (re)voir le Bloch de "Contes de terreur" au CLA (Je ne possède pas les autres). C'est quand même, dis-donc et excusez du peu, Moebius qui est au rothring et à l'encre de Chine...! Oui, l'esprit BD/phylactère/Ligne Claire m'avait marqué, bluffé, étonné de facilité (alors que rien n'y est simple), amusé (d'humour noir). Alors, inconsciemment,oui, peut-être, le métier et l'expérience en moins ... mais il y a quand même un monde, un p***** de gouffre béant..! J'admire sa façon de dessiner, oui ... depuis les débuts de Metal Hurlant qui devrait, dit comme çà en passant, renaitre de ses cendres courant septembre (à l'occasion d'une édition participative){Chouette nouvelle].

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    5. Retravaillé dans les couleurs et la mimique faciale du personnage.

      https://www.facebook.com/photo.php?fbid=1827714557401583&set=p.1827714557401583&type=3

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  3. Merci pour cette magnifique chronique.

    Dans le même genre, tu as "Femmes blafardes" du regretté Pierre Siniac. Des meurtres dans une ville balnéaire, mais revu et bien épicé par Siniac.

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    1. Lu (et apprécié) il y a très longtemps. Bien que je ne me souvienne plus du pitch.
      Des fois je note des citations, ce fut le cas concernant "Femmes blafardes":

      "Deux énormes bahuts bretons qu'on devinait gourmands de beau linge"
      "Une plaine ocre où des nuées de corbeaux s'élevèrent comme des morceaux de papier brûlés chassés par le vent"
      "Une horloge haute et étroite se dressait, prête à mettre le temps dans sa poche, son balancier brillant comme un couperet sous lequel les heures ne devaient pas peser bien lourd"
      "Une voiture... [ ] ... précédée par les deux papillons blafards de ses phares qui, à chaque tournant, courent sur les murs, comme chassées par une main folle."

      Presque invariablement sombre et noir. C'est le souvenir qu'il m'en reste.

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  4. Chabrol, bien entendu, allait se jeter sur le roman. Il avait tout pour lui convenir, lui coller à la pellicule. A lui plus qu'à un autre. Une petite ville provinciale, des notables, des commerçants, de l'entre-soi, des meurtres. Une mine, un filon.
    En 82, Michel Serrault se glisse dans la peau de Labbé (qui plus que lui dans ce rôle ?), Aznavour dans celui de Cachoudas.
    Mon plus grand regret: je n'ai jamais vu le film. Parait qu'il est excellent, très fidèle au roman, que Chabrol a collé à son déroulé. C'était la bonne manière: changer Simenon c'est le meilleur moyen de s'y noyer.

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    1. Re-up.
      Je viens de voir, pour la première fois, le long métrage que réalisa Claude Chabrol en 1982.
      Qui mieux que lui pouvait adapter ce drame ? Il a tant, par le passé, décrit de belle manière de telles ambiances provinciales, cadenassées par une notabilité resserrée sur elle-même. Le roman ne pouvait qu’inspirer le réalisateur ; il en délivre une version entre sourire et effroi, surprises et classicisme.
      La fidélité au roman est, à mon souvenir, parfaite.
      Michel Serrault, dans le rôle de Labbé, porte tout sur ses épaules, envahit l’espace ; son interprétation, sans sobriété, emprunte autant aux mots qu’aux gestes, mimiques, grimaces, sourires ironiques … C’est le Grand Jeu, celui de l’Acteur, en toute liberté, qui squatte le film à son profit. Aznavour, dans son ombre, parait s’effacer ; son rôle s’effiloche, s’efface ; Cadoudas n’a plus la part qu’il avait dans le roman.
      Le générique s’ouvre sur la pluie ; elle tient, tout autant que dans le roman, un rôle d’importance qui alourdit une ambiance pesante.

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