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dimanche 24 juillet 2022

L’été de cristal – La trilogie berlinoise 01 – Philip Kerr

 

 

« L’été de cristal » est un polar historique. L’écossais Philip Kerr en est l’auteur. L’ouvrage, paru en 1993, connut un certain succès. Sur l’élan, treize suites (et préquelles) virent le jour (en quasi one-shots) sous le titre générique « Bernhardt Gunther ».

« La trilogie (dite) berlinoise » («Berlin Noir» en VO) est un sous-cycle inaugural. « L’été de cristal » en est le premier tome. « La pale figure » (sorti en 1994) et « Un requiem allemand » (1995) suivront. Les points communs aux trois épisodes sont les suivants:

_un héros imaginaire récurrent (Bernhardt Gunther) calqué sur le profil type du détective privé polar US des années 30 ;

_l’omniprésence d’un lieu, le Berlin d’avant et d’après-guerre. La trilogie traverse deux époques sombres et tragiques, le 3ème Reich à son apogée (1936 et 1938 pour, respectivement, chacun des deux premiers tomes) et après la défaite, l’Allemagne en ruines (1947 pour le troisième). Les autres occurrences romanesques gardent Gunther en fil rouge mais perdent Berlin pour cadre (sauf exceptions) ; les nœuds d’intrigues s’insèrent alors à la croisée d’autres évènements historiques d’importance du XXème siècle dans d’autres grandes villes européennes (voire mondiales). Le héros, à chaque fois, se montre en phase (ou désaccord le plus souvent) avec une nouvelle tranche d’Histoire.

« L’été de cristal » : en 1936, pendant les Jeux Olympiques, Berlin se pare d’oriflammes flamboyantes à la gloire du nazisme triomphant; dans les rues les SA ôtent les slogans anti-juifs des panneaux d’affichages; on efface les « juden » peints sur les devantures de certains commerces ; on assourdit les cris des suppliciés remontant des caves sombres de la Gestapo ; on étouffe le bruit des bottes aux frontières ; derrière les barbelés des KZ, on cache telle la poussière sous les paillassons, la peau sur les os des opposants incarcérés. Tout doit être clean et paradisiaque. La République de Weimar s’est éteinte, des heures sombres s’annoncent, 1936 n’est que prémisses. Philip Kerr, sous prétexte de divertissement, nous montre que certains signaux étaient ostensiblement au rouge. L'intrigue policière au creux de chaque tome, à chaque fois assez complexe mais passionnante, ne masque qu'à peine l'imposant background qui semble la cible des intentions de l'auteur: la description sans fard d'une société se débattant dans ses contradictions.

L’action suit en « Je narratif », Bernhard Gunther, un détective privé dans la droite lignée de ceux que le polar noir US des années 30 a érigé au rang de mythe. L’auteur, à la manière des romans noirs de Raymond Chandler et de quelques copies-calques ciné incontournables, dresse l’éternelle silhouette d’Humphrey Bogart déguisé en Philip Marlowe. Imper mouillé, col relevé, stetson de guingois, mégot verrouillé au coin des lèvres, verres d’alcools ambrés en satellite peu à peu a-gravitationnel autour de son gosier, regards en coin (et de braise) jetés sur les jolies pépées-vamps qui frôlent son périmètre de séduction. Bernhardt Gunther, comme attendu, trimballe un humour noir désabusé, cynique et exacerbé ; ses propos sans nuances, invariablement dévastateurs, jettent sur autrui un froid de tombe, définitif et implacable.  Profondément misogyne (c’est inclus dans le cahier des charges), irrésistiblement dubitatif, méfiant et soupçonneux, il pose sur l’humanité un regard hilare, sombre et sans espoir. Témoin cynique et acerbe d’une époque qu’il ne cautionne pas, asocial solitaire et désespéré, rebelle en dissonance verbale et physique (il a la gâchette et le coup de poing facile). Verrouillé dans la nostalgie d’une République de Weimar évanouie dans la répression, il trimballe une dégaine chaloupée de m’as-tu-vu et des répliques cinglantes au sein d’un 3ème Reich dont il peut se moquer sans pouvoir le vaincre.

 Philip Kerr revisite le old fashioned détective privé dans ses standards premiers ; d’un stéréotype à peine réactualisé (on a l’impression d’une mise à jour) il évite la peau de banane du déjà lu lassant, l’obstacle d’une histoire sans surprise car sans renouvellement majeur. Son coup de génie est ailleurs ; il donne l’illusion d’une peau neuve en laissant l’enquête mijoter dans une soupe où bouillonnent de gros bouts de 3ème Reich accrochés aux doigts qui tournent les pages. Les grandes figures du régime sont convoquées en directs live en cours d’enquête (Himmler, Goering, Heydrich, Nebe  … etc). Bernhardt Gunther, en tant qu’héros imaginaire aux côtés de personnages ayant le privilège d’avoir vraiment existé, gagne en crédibilité malgré l’improbabilité de certains événements.

Le déroulé événementiel n’a que peu d’importance. On sait à quoi s’attendre. L’intrigue est ainsi classique du genre, adroitement ficelée et ingénieusement menée, tortueuse à souhait. Elle se montre volontairement à l’égal de celles des canons du genre imposés par Raymond Chandler. Sa crédibilité importe peu. Les ingrédients, fantasmés par l’imagerie nazie type embarquée, s’effacent devant le background qui, petit à petit, décrit une Allemagne sous le joug nazi et la lente mise en place d’une nation à l’étouffée, cadenassée dans ce qu’elle n’a pas su voir venir. Il est question des caves de la Krypo, de la Sipo, de la Gestapo, des lois antijuives, de Dachau. L’intrigue devient prétexte à la recréation d’une époque et c’est une belle réussite.

Le lecteur vient pour du polar noir à suspens, prenant et divertissant, un de plus, dirait t’on dans la cohorte de tant d’autres. C’est ce qui lui semble promis via la mention « policier » en bas de couverture, sa parution sans surprise au « Masque » en première édition française. Il repart avec un background historique foisonnant collant à son ressenti final comme un sparadrap obstiné en bouts de doigts. Il aura beau les secouer pour s’en débarrasser, le cadre historique évoqué l’imprégnera davantage et se fera cicatriciel, les péripéties de l’enquête se dilueront dans l’oubli. Curieuse inversion des effets de la lecture. L’Histoire, la Grande, est ici vu par le petit bout de la lorgnette mais prend tout le soleil et laisse l’enquête dans l’ombre. C’est le coup de génie de l’ouvrage : insérer, pour un tout plus grand, les faits d’Histoire dans les interstices d’une l’intrigue policière stéréotypée.

En 2021 parait aux Arènes ED. L’adaptation BD de « L’été de cristal ». Pierre Boisserie et François Warzala sont aux manettes d’une recréation graphique réussie. Sur 128 pages courre un roman graphique copieux qui s’attache à rester fidèle au roman d’origine. On est sur un modèle graphique et scénaristique imitant la patte BD de Tardi en hommage à Jean-Patrick Manchette. Les auteurs se prêtent au même jeu du détail d’époque à dénicher, celui qui fait vrai et rend crédible le background et par conséquent les personnages en avant-scène.

             Bref, roman d’origine et BD d’actualité récente sont à conseiller. Autant pour les amateurs de polars que de récits à empreinte historique. Bonne lecture

 


 

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