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dimanche 13 novembre 2022

Rendez-vous demain – Christopher Priest

 

Collection « Lunes d’Encre », Denoël Ed., 2002

 

A chaque fois c’est pareil. J’attends le nouveau Christopher Priest avec impatience. Depuis 1974 et la parution de « Le monde inverti » je ne lui ai fait que rarement faux bond sur le fil rouge d’œuvres singulières, originales et ingénieuses.

Quand, se privant du grand bazar éternellement non-exhaustif de la SF traditionnelle, sur la base d’ingrédients resserrés, Priest peut-il encore renouveler sa SF trans-fictive, nous y donner encore goût et plaisir ? Car, à trop se répéter … ? Au petit jeu de la recherche de nouveaux horizons, nombre d’auteurs SF en impasse, proches de la littérature générale, se sont tourner vers la sécurité de la tradition. Priest s’est t’il usé, érodé, abimé ?

Qu’en est-t-il du cru 2022, de ce « Rendez-vous demain » qui, pour de la SF annoncée, s’habille en 1 de couv de bien traditionnelle manière : une ville d’antan au pied de montagnes abruptes, des habitants d’un autre siècle ? Il est vrai que le passé remodelé et la SF de Priest, firent souvent des mariages heureux.

« Rendez-vous demain » semble à la croisée des parallèles de la plupart des thèmes chers à l’auteur, comme annoncé en 4 de couv : voyage dans le temps (le titre s’y prête), gémellité, réalité distordue, manipulations verbales, usurpations d’identité … Le tout servi par la belle prose habituelle de l’auteur.

Quels ingrédients ?

1868 et 2050. Les Dorf et les Ramsey. Au-delà des années écoulées qui les séparent, deux fratries de jumeaux monozygotes*. Des patronymes différents, une même famille néanmoins. Quatre personnages, à 182 ans d’intervalle, entrant en scène simultanément. Passé/futur à l’étal : Priest, en auteur SF reconnu, semble promettre quelques jongleries en allers-retours de l’un à l’autre ; le voyage dans le temps espéré prend corps, l’auteur vous l’offre ; ça tombe bien il s’y connait et y a fait succès légitime (« Futur intérieur » précédemment paru dans les meilleurs librairies). La gémellité, itou, une récurrence thématique dans l’œuvre de Priest (« La Séparation ») qui introduit souvent les usurpations d’identité, un autre leitmotiv cher à l’auteur.

1.       Les Dorf (fin du XIXème siècle). N.B. : Ils ont bel et bien existés.

Le premier, Adler, un scientifique norvégien, glaciologue, vulcanologue et climatologue qui, de plus, étudie les courants marins et les cycles solaires. Sur le fil de ses recherches et les preuves scientifiques qu’il accumule, il entrevoit une période de glaciation pour la Terre de 2050. Qui pour le contredire ? La climatologie ne débute que. Sauf que les faits, beaucoup plus tard … mais il ne sera plus là pour affronter son erreur devant ses pairs. A moins que .. !

Le second, Adolf, est chanteur d’opéra ; un rien mythomane, il parcoure le monde à la recherche d’un succès variable, d’une reconnaissance qui le fuit ; impécunieux, il s’engage dans des coups boursiers hasardeux qui le rendent invariablement dépendant de son frère. Adolf est la variable d’ajustement de la fratrie Dorf, le satellite en orbite incertaine, celui par lequel viennent les aléas et les coups durs.

La preuve … à la fratrie Dorf s’ajoute le personnage vaporeux et énigmatique de John Smith, un cinquième larron guère reluisant. Quel patronyme longe-muraille que le sien, tout d’un pseudo ? Arrêté, inculpé, condamné pour faits d’escroquerie (des femmes seules en sont les victimes en série). Qui est t’il ? Peut-être, qui sait, est-ce Adolf lui-même, tant ses lettres à son frère, venues du bout du monde, sans qu’un instant ils ne se trouvent en présence l’un de l’autre, paraissent bizarres et décalées.

2.        Les Ramsey (2050).

Chad tout d’abord, profiler criminel (et accessoirement consultant d’une grosse boite pharmaceutique et environnementale). Un homme-augmenté, heureux/malheureux possesseur d’un système nanotechnologique implanté dans son crâne. La CMI (c’est son nom) lui permet de rentrer en contact hélas cotonneux et bref (mais c’est mieux que rien .. !) avec ses cibles du présent, mais aussi du passé, au-delà de la mort même (pratique pour un profiler criminel), pourvu qu’il en connaisse et programme la séquence ADN sur son CMI, le reste n’étant qu’affaire de coordonnées temporelles.

Gregory, son frère, journaliste freelance, est obsédé par la fâcheuse notoriété qu’impose à sa famille les procès intentés à l’encontre de son grand-oncle Adolf Dorf. (N’est t’il pas innocent ?). La CMI de son frère peut t’elle l’aider à se faire une raison, à prouver l’innocence d’Adolf ?

Déjà beaucoup d’ingrédients au menu, donc … et ce n’est pas tout, d’autres gros morceaux attendent.  Dont celui d’importance du background dans lequel évoluent les personnages du XXIème siècle.

2050. Une Terre, la nôtre, en versant anticipatoire, celle agonisante sous nos pieds. La queue de comète programmée de dérèglements climatiques non réglés**. La fin ou presque de l’Humanité. Ce à une poussière d’années seulement de 2022. Presque ici et maintenant. Priest en fait une description réaliste, bouleversante, cauchemardesque, effrayante, à mots giflés, assénés, définitifs et irréversibles. Le tout est nourri de nombreux détails percutants et représentatifs, jaillis du pire pessimisme possible. Priest se montre cash, direct, uppercut au menton, sans fard. Du Ballard ? Non pas, trop soft le Jim, ou alors la poésie des mots en moins et l’horreur de chaque instant en plus. Du Ligny issu d’« Aqua TM » ? Oui, davantage, quand la peur nait d’un catalogue précis de tout ce qui menace en rafales incessantes.

2050. Une Terre qui, pourtant, fait semblant de vivre, tant bien que mal. Qui soubresaute à maxima d’une agonie irréversible que personne ne veut nommer. Géopolitiquement remodelée au plus petit dénominateur commun (ou presque) de ses anciens territoires. Politiquement et administrativement pilotée dans l’urgence de l’instant et l’oubli de ce qui semble désormais superflu, la santé au premier chef par exemple. Socialement défigurée à son paroxysme d’inégalités : des pauvres, des nantis, une frange instable dans l’entre-deux, des migrants par millions. Des zones urbaines aux poles, dans le froid résiduel, protégées et enclavées, promis aux seules possibilités de certains. Bergen, par exemple, la belle norvégienne, promue Capitale des Nations-Unies.

La Terre, une boule rognée de ses côtes, désormais posée dans l‘espace comme une pomme-trognon, grignotée à cœur, tous pépins recrachés. Notre Planète, une tête ratatinée de Jivaro mort, tout autant, dégoupillée du sang qui fait la vie. Un Monde de rien, quelques milliards de morts. Tout sera alors dit. Peut-être à jamais ? Clap de fin ?

Et en couche sous-jacente, en lente coulée discrète vers l’épilogue, une Terre qui espère encore quand tout là-bas, en altitude, pousse une petite fleur au doux nom de Dryas Octopetala. « Rendez-vous demain » : un peu de soleil dans l’eau froide ?

CE QUE J’EN PENSE :

L’intrigue est complexe (trop, peut-être ?). Pas tant que çà, en fait. Brouillonne ? Sans crainte, tout se tient, s’emboite parfaitement. Multi-azimutée ? Une convergence d’explications nous attend à l’épilogue, les parallèles s’y croisent ; Priest livre patiemment, clefs en main, toutes les pièces du puzzle. Juste se laisser porter.

L’auteur brouille la réalité (comme d’hab) ; il a besoin de mots trompeurs pour se faire, de chausse-trappes linguistiques, d’illusions, de faits nombreux pour l’y aider ; il lui faut nous perdre (pour mieux nous gagner), imposer des explications scientifiques (d’où l’embonpoint consacré à la climatologie et Cie). Au final, ayant trouvé mon comptant de ce pour quoi je suis venu, l’intrigue ne m’a pas semblé si inextricable que çà (loin de là), elle signe tout simplement un roman qui se mérite. On plonge dans les faits et les explications, patient et conciliant ; une longue mise en place de toutes les pièces du puzzle semble nécessaire. Comment Priest aurait t’il pu faire plus court ? Cette lente approche prend fin au tiers de l’œuvre, tout vire soudain au page-turner. Simplifiée, l’intrigue s’accélère, s’engouffre dans une linéarité sans cesse rétrécie, comme dans un goulot d’étranglement ; le lecteur a hâte d’aller à l’épilogue, de dénouer enfin tous les fils de l’intrigue. Longtemps, rien ou presque ne se décante vraiment, ne se détache du reste, tout semble d’égale importance, le moindre détail ne parait pas superflu. Le lecteur retient tout et emmagasine, comme un hamster dans ses bajoues, pour plus tard.

Priest, 80 ans sous peu, semble soucieux depuis ses débuts qu’on l’attende, à chaque parution, par où il ne viendra pas. Si, ici, avec « Rendez-vous demain », il ne satisfait pas pleinement à ce qu’il s’impose via un thème central pleinement d’actualité (le dérèglement climatique), il ne déroge pas à ses habitudes avec, en satellites, cette bi-gémellité surprenante et son énigme temporo-policière attachée. Cette dernière est, à résoudre, habile, prenante, plaisante et, à sa mise en abime, étonnamment attachante, presque souriante et optimiste. Je pense que cette virevolte temporelle complexe restera seule, mais dans ses grandes lignes, en ma mémoire science-fictive, au-delà du ton sombre, actuel et abondamment médiatisé apporté à la crise climatique.

Il y a un certain consentement presque masochiste, chez le lecteur de Priest, à accepter l’esbrouffe/la mystification qu’il propose. Le fil de tapisserie à dévider que le lecteur pensait être le bon n’est qu’un leurre. Au petit jeu auquel Priest semble s’adonner pour nous bluffer, son regard au-dessus de notre épaule, occupé à suivre ce que nous lisons de son intrigue, il se montre d’abord l’œil attentif, anxieux de nos réactions, soucieux de voir le piège se refermer correctement, bientôt narquois, finalement hilare à l’approche du mot « FIN », heureux de nous d’avoir été dupés et nous heureux de l’avoir été.

Ainsi, « Rendez-vous demain » joue sur deux tableaux : l’anticipation terrifiante d’un monde agonisant et l’esprit ludique d’une énigme tarabiscotée.

« Essaie-encore » semble nous dire Priest, et nous d’y revenir, bientôt, le plus tôt sera le mieux.

*Dixit Wikipedia : « les jumeaux monozygotes .. [ ] .. proviennent de la division d'un œuf fécondé unique. Ils sont issus du même ovule du même sprematzoîde et possèdent une information génétique unique identique. »

** « Rendez-vous demain » semble avoir une parentèle avec « Notre ile sombre » que je n'ai pas lu (merci Soleil Vert


 

4 commentaires:

  1. Merci pour cette belle chronique !

    J'ai un rapport un peu compliqué avec l'œuvre de Christopher Priest. J'avais adoré son roman "La fontaine pétrifiante" mais n'avais su mener à terme mes autres essais : "Le monde inverti", "Le don", "La séparation".
    En pareilles circonstances, je lâche habituellement l'affaire et cesse de suivre la production d'un auteur. Mais pas avec Priest : j'envisage toujours d'y revenir un jour.
    Ce pourrait être avec ce "Rendez-vous demain" ; car ce que tu dis du récit et de ses personnages me donne plus envie de celui-là que de ses précédents titres.

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    1. Ma chro est bien trop longue; j'ai essayé, dans un deuxième temps, de la chopper par un autre bout afin de la raccourcir, rien n'y fait, c'est pareil, l'embonpoint revient et s'installe. Ultime soluce élaguer dans la formulation; mais çà risque de compliquer encore plus la compréhension. Bref, pas facile. Je laisse tel que et basta.

      Mieux vaut zieuter celle de Soleil Vert (lien en surlignage jaune dans l'article). Elle a l'avantage d'avoir trouvé le chemin de la concision et de l'efficacité.

      D'aucuns sur le Net n'ont pas vu en "Rendez-vous demain" le meilleur de Priest. Je suis d'accord, il a fait mieux ("Le Prestige" et "La séparation"). Mais aussi moins bien ("Le Don" et "Une femme sans histoire"). Au-delà de son côté didacticiel, qui n'est pas des moindres, transformant le roman en pavé, "Rendez-vous demain" me laisse en mémoire un fil rouge temporel attachant; il ressemble fort à celui de "Le jeune homme, la mort et le temps" de Richard Matheson. Reste que le poids didactique de l’œuvre a failli me laisser en rade, il y est à la limite trop prégnant. Mais, bon, moi et la hard science (si tant est qu'on puisse qualifier ainsi ces gros beaux de climatologie présentés ici) on ne fait pas un bon couple, quand d'autres y trouvent à manger.

      Ne laisse pas tomber l'auteur, un jour tu y trouveras le bon bout de la pelote à démêler.

      PS: "Le monde inverti" me semble sur une orbite différente.

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    2. >> "Ma chro est bien trop longue; j'ai essayé, dans un deuxième temps, de la chopper par un autre bout afin de la raccourcir, rien n'y fait, c'est pareil, l'embonpoint revient et s'installe. (...) "

      Je peux comprendre ton sentiment : nous sommes souvent, envers nous-mêmes, les juges les plus sévères.

      Toutefois, si longueurs indésirables il y a, je t'assure qu'elle n'ont pas affecté mon ressenti de lecteur (et de lecteur dont la patience n'est pas la qualité première... ^^)



      >> "Le monde inverti" me semble sur une orbite différente."

      Tout à fait.

      C'est peut-être pourquoi je suis allé presqu'au terme de celui-ci.

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    3. "Le monde inverti" est le prototype parfait de ces romans lus à parution, qui m'ont VRAIMENT plus, mais qu'en serait t'il à sa relecture ?. Il ne me reste en mémoire que l'incipit célèbre et la mise en abime surprenante; pas grande chose entre les deux. Depuis peu l'idée de le relire me pousse. Mais est-ce raisonnable. Je ne crois pas. Les pièces du puzzle s'ordonneraient en bonnes places trop rapidement. Est-ce au final un roman à usage unique ?

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