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vendredi 6 septembre 2024

La bête qui sommeille - Don Tracy

 
Collection "Série Noire - Classique", Gallimard ed.

 

Âmes sensibles s’abstenir.

« Le vernis de civilisation est bien mince, qui cache la bête sommeillant en nous. »

J’ai récemment lu et chroniqué, sur la Convergence des parallèles, le premier roman de l’auteur américain Don Tracy. Son titre : « Flash », daté de 1934. Il m’avait laissé sur ma faim malgré ses évidentes qualités d’écriture. L’amorce d’intrigue, un lendemain de lynchage, était prenante et réaliste ; mais elle s’est diluée mystérieusement au fil des pages, s’en est allée au quart passé ; Don Tracy n’y est plus jamais revenu. L’auteur avait, c’est manifeste, bien des choses à écrire sur ce sujet brûlant pour l’époque. Le voici (3 ans plus tard) au cœur de ce qui lui tenait à cœur viscéralement. En 1937, le bouquin parait craintivement en Angleterre uniquement. La France suivra en 51 en Série Noire chez Gallimard.

Le pitch : durant les années 30’s, à Mallsbury Crossing, une petite bourgade de pêcheurs du Maryland, au bord de la baie de Chesapeake, les dernières heures de vie d’un jeune noir. Il était saoul**, il a assassiné une jeune prostituée blanche, on a retrouvé l’homme cuvant son whisky près du corps ensanglanté de sa victime. Coupable ou innocent, pas de procès, quelle importance ! Les bourreaux illégitimes d’un soir court-circuiteront la justice et devanceront la chaise électrique. Une mort affreuse se profile ... voici venir le temps d’un lynchage. Le propos n’est pas tant de le dénoncer que d’en disséquer les mécanismes humains, sociaux et politiques. Et à ce petit jeu, Tracy fait mouche…

Pleine page, en une de jaquette, sur la réédition de 2024, une vieille photo en noir et blanc* donne le ton d’un roman noir typique de la collection. Le cliché montre l’ombre d’une potence (ou plus vraisemblablement d’une branche basse), un corps qui s’y balance. En bout de corde le poids mort d’un supplicié, épaules tombantes, mains dans le dos, cou à la rupture, désaxé et décalé ; les cervicales ont craquées et cédées ; l’asphyxie aurait tué si l’homme n’était pas mort bien avant au bout d’horribles sévices corporels (dont l’un rappellera des souvenirs à Stephen King via une de ses héroïnes). Un lynchage … ! Cette mort affreuse est l’œuvre de la foule, cette Bête aux mille visages, celle qui sommeille en nous jusqu’à ce que le pire de ce que nous puissions montrer n‘éclate au grand jour.

Honte à l’humain : au cœur de ténèbres insoupçonnées, les tréfonds malsains de l’âme humaine éveillent parfois d’immondes soubresauts.

Voici un court, puissant et percutant Roman aux racines du Noir. C’est le récit radical et brutal, non édulcoré des dernières heures d’une vie, une réflexion coup de poing sans concession qui porte un regard de rejet, définitif et irréversible sur une pratique ancestrale rabaissant l’homme à l’animal, le marquant au fer rouge de l’ignominie. Et au passage, de manière tangentielle, un regard identique sur ce qu’est l’homme dans ses pires instants et bas instincts.

Il y a la foule : des hommes et des femmes ordinaires ; des leaders opportunistes, il y a peu donneurs de leçons, bien-pensants et pieux humanistes ; de lâches et versatiles suiveurs qui fermeront un œil prudent pour mieux ouvrir l’autre. Une foule au spectacle, le sang dans le regard, rigolarde et cynique, des centaines de visages haineux, un bruyant collectif dont « La bête qui sommeille » est la métaphore. Un lynchage tel une soupape de sécurité libérée ; un acte sans honte ni remords, comme tant d’autres avant, tant d’autres après…. Une tradition.

Un noir apeuré et paniqué, des blancs à ses trousses, la bave aux lèvres. Le Sud profond ; sauf que le roman met en scène le Maryland, au nord de la côte Est ; bien loin donc des traditions sudistes et de ce qui allait de soi en matière de lynchage. Comme quoi même près de Baltimore, à deux doigts de Washington et de la Maison Blanche, rien n’était vraiment différent…

On croise des bâtons à clous, des fusils chargés jusqu’à la gueule de chevrotine, des couteaux à la lame ensanglantée, des feux de broussaille, de la peau carbonisée, l’armée qui prévenue volontairement bien trop tard …

Il y a des journalistes discrets qui n’osent pas sortir leurs appareil photo de peur de se faire tabasser, un sheriff en déficit de voix pour sa réélection et qui laisse agir une majorité, un blanc qui veut aider parce que jadis le noir lui a sauvé la vie …

Il y a un homme seul, qui ne pourra jamais s’expliquer ni se défendre, à qui nul n’accordera la moindre chance d’un procès. Celui et à qui la mort que l’on lui réservera ne sera même pas celle retenue pour un chien enragé.

« La foule ne se contente pas de tuer un homme. Elle s’amuse encore après. »

Les paroles de « Strange fruit » chanté par Billie Hollyday en 46 reviennent aussitôt en mémoire. … qui les écoute pleure et a le cœur qui lui serre. Le roman agit de même. Sortez les mouchoirs.

Southern trees bear strange fruit
Les arbres du Sud portent un fruit étrange
Blood on the leaves and blood on the root
Du sang sur leurs feuilles et du sang sur leurs racines
Black bodies swinging in the southern breeze
Des corps noirs qui se balancent dans la brise du Sud
Strange fruit hanging from poplar trees
Un fruit étrange suspendu aux peupliers

Pastoral scene of the gallant South
Scène pastorale du vaillant Sud
The bulging eyes and the twisted mouth
Les yeux révulsés et la bouche déformée
Scent of magnolia sweet and fresh
Le parfum des magnolias doux et printanier
Then the sudden smell of burning flesh
Puis l'odeur soudaine de la chair qui brûle

Here is a fruit for the crows to pluck
Voici un fruit que les corbeaux picorent
For the rain to gather, for the wind to suck
Que la pluie fait pousser, que le vent assèche
For the sun to ripe, to the tree to drop
Que le soleil fait mûrir, que l'arbre fait tomber
Here is a strange and bitter crop !
Voici une bien étrange et amère récolte !

 

*En fait, on en retrouve trace ailleurs sur le net. C’est, semble t’il, un montage photo associant l’ombre peinte sur une foule de blancs. « Dans les années 1920 et 1930, le NAACP a créé et distribué des images liées au lynchage dans le cadre d'une campagne de sensibilisation nationale à la violence contre les Afro-Américains ». NAACP : National Association for the Advancement of Colored People / Association nationale pour la promotion des gens de couleur.

**Don Tracy, dans l’avant-propos dixit, avoua, en fin de carrière, son appétence pour l’alcool et son implication, tardive, dans les ligues de tempérance ; il semble ici édulcorer la faute de son héros à l’aune de son expérience d’alcoolique.

 



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