En 1977, le dessinateur Jacques Tardi et le romancier Jean-Patrick
Manchette amènent à parution une BD
mythique: "Griffu". Tardi sait déjà à l'époque qu'il ne
sera jamais aussi bon qu'épaulé par un scénariste. "Griffu", en duo d'auteurs, montre le chemin rêvé pour des
projets qui resteront hélas à l'état d'ébauches. Manchette décéde en 1995. D'autres scénaristes viendront mais les
résultats n'auront jamais le même éclat. Tardi
reprend seul le flambeau en 2008 en adaptant avec succès "Le Petit bleu de la côte ouest". Confiant et motivé, il
récidive en 2010 en s'attaquant au présent "La position du tireur couché" et en 2015 à "Ô Dingos, Ô Châteaux..!".
Tardi a compris
la recette à appliquer, celle de l'hommage rendu: coller au plus près des
romans de Manchette, rester fidèle à
l'écrit dans les moindres détails et, ainsi, recréer la magie du tandem
initial. Manchette pensait en
théoricien ses néo-polars comme des mécaniques minutieusement agencées. les
adaptations de Tardi devaient suivre
en copiés collés graphiques sous peine de se perdre. Tardi y parvint, le cinéma s'y égara; à croire que l'écrivain est
inadaptable en 25 images/seconde.
Le pitch de "La position du tireur couché" est
simple: un tueur à gages rêve de retraite dorée. Ses plans échouent quand ses
commanditaires ne le laisse pas partir et, plus improbable, quand son ex petite
amie refuse de tenir sa promesse de jadis, celle de l'attendre pour une
nouvelle vie en sa compagnie. Rien ne se passera comme prévu ... la suite appartient au récit
Le propos de Manchette
est sombre. En conséquence, le dessin de Tardi
l'est aussi. Absence de couleurs, omniprésence du noir et blanc. Pas de
nuances: noir ténèbres et blanc éclatant. L'un ou l'autre, en dichotomie très
tranchée. Contraste jusqu'au boutiste. Prépondérance de l'obscur, des ombres
profondes. La plume griffe le blanc du papier, l'encre de Chine sur la ville se
fait crépuscules entre chien et loup, nuits cauchemardesques zébrées des
éclairs des armes à feu, aubes cinglantes d'un hiver sans fin. Les blancs sont
ceux immaculés du papier d'origine, Tardi
semble y préserver de rares zones de clarté pour qu'y subsistent des
espoirs qui ne viendront pas.
Les scènes urbaines restituent des architectures précises et
détaillées. Le lecteur y entrevoit presque des panoramiques de cartes postales:
Liverpool, Londres, Paris. Le travail conséquent de documentaliste paie, le
rendu est réaliste, on s'y croirait. S'y mêlent la pluie en hachures verticales
serrées et le froid de l'hiver via les griffures des arbres dénudés déchirant
le blanc du ciel, l'épaisseur des vêtements chauds ... etc
Le blanc tranche le noir de la nuit: sous les flashs brutaux
des enseignes lumineuses qui semblent clignoter dans l'océan des vignettes
figées, l'éclairage des rues souligne les détails des façades, les rayons de
lune taillent des faciès au couteau, comme tendus dans l'attente des brutalités
inévitables à venir.
Quand les paysages se font campagnards, le froid se montre
aux nez qui gouttent, aux gants de peau sur les gachettes; l'humidité se voit
sur le miroir luisant des routes mouillées, dans la boue des chemins collant
aux bottes en caoutchouc, dans les cols relevés des impers ...
Manchette ne
livre jamais les ressentis de ses personnages. Le lecteur doit les déduire de
leurs actes à l'épreuve des faits. Les psychologies travaillent en arrière-plan
de ce qui n'est pas écrit.
Les visages, chez Tardi,
sont tout en rondeurs simples, en facilités graphiques délibérées. Ils
contrastent avec le soin minutieux apportés aux architectures. Les yeux, les
nez et les bouches sont réduits à des caricatures symboliques, des points
minuscules, des coups de plume brefs et imprécis, des virgules courtes d'encre
noire semble t'il lâchées à la va-vite. Les faciès ne trahissent rien, tout est
en froideurs calculées à l'image des propos impersonnels de Manchette. Le
lecteur doit décrypter les sentiments, le visionnage devient jeu et la magie
opère: la haine, la colère, le stoïcisme, l'indifférence face à la mort se
dessinent sous les visages de marbre.
Pour donner de la crédibilité à son récit Manchette détaille à outrance le
background environnemental: véhicules, vêtements, armes de poing, bouteilles
d'alcools prestigieux, magazines, publicités murales, quotidiens à l'étal ... Tardi n'est pas en reste, chaque
vignette montrant un intérieur foisonne d'objets du quotidien, il y place
souvent des clins d'oeil à l'oeuvre de Manchette,
via une couverture de Nada par
exemple sur une table de chevet.
Le monde de Manchette
est d'une extrême violence, celui de Tardi
l'est aussi. Manchette ne la suggère
pas, Tardi non plus. Les corps
explosent sous la pression des balles, éviscèrent, éclatent les crânes ... Les
râles d'agonie éclairent d'onomatopées géantes les phylactères des mourants...
Le roman de Manchette
est chef d'oeuvre, l'adaptation de Tardi
suit dans la foulée. Le dessinateur a offert un triple hommage posthume au
romancier, un triptyque que Futuropolis a ressorti il y a peu en coffret
luxueux. Allez-y, c'est du très bon.
"Les visages, chez Tardi, sont tout en rondeurs simples, en facilités graphiques délibérées (...) et la magie opère: la haine, la colère, le stoïcisme, l'indifférence face à la mort se dessinent sous les visages de marbre."
RépondreSupprimerC'est vraiment quelque chose qui me restera, dans ces adaptations de Manchette, de la manière Tardi.
Ce contraste entre la bonhomie et la cruauté, les expressions simples et les passions violentes, ça marche du tonnerre.
Les doigts sont boudinés, les joues souvent rondes et poupines, les visages paraissent de cire molle vite sculptée. Et ces êtres mous, presque de ligne blanche, commettent les pires horreurs dans des décors acérés,aux angles aigus et durs. Un fossé énorme entre la chair et la pierre. Ici, peut-être, se trouvent Tardi et sa singularité.
SupprimerTardi semble passer plus de temps à montrer les détails infimes d'une arme à feu qu'à croquer une bouille à la va-vite. Manchette n'est pas loin qui traine sur la description des meubles d'une pièce et laisse dans l'ombre les ressentis de ses héros.
SupprimerLe petit bleu y est dans ma médiathèque, j'ai vérifié, mais pas le reste.. peut-être un jour!
RépondreSupprimerDes trois, c'est peut-être le moins réussi, à mon goût du moins, car le premier à essuyer les plâtres. Mais il se laisse lire. Et çà peut être une bonne porte d'entrée vers deux univers, celui de Manchette, celui de Tardi. Je l'ai en format riquiqui, du moins réduit d'un 1/3 environ, à la suite de je ne sais quelle opération pub, ce qui explique peut-être que je l'aime moins.
SupprimerVersion Manchette/roman: mon ordre de préférence: "La position...", "Le petit bleu.." et "Ô Dingos..."
C'était une promo comme on en trouve qqfois à l'étal des libraires: "Cette bande dessinée vous est offerte pour l'achat de 2 Folio policiers" (cf photo dans l'article).Peut-être maintenant est-ce une rareté. Je ne souviens plus des deux titres achetés pour faire triplette. :-)
SupprimerAutant, j'ai très envie de découvrir Manchette car il semble être très proche de ce que j'aime, autant, les dessins de Tardi ne m'attire pas.
RépondreSupprimerEssaies quand même, on ne sait jamais.:-) Les deux sont vraiment complémentaires, main gauche celle qui écrit, main droite celle qui dessine.
SupprimerJe me mets doucement à la BD et je vais me servir de la très grande bibliothèque de mon beau-frère dont je suis à peu près certain qu'il n'a pas Tardi. Et pour le coup, je suis pas certain que tu parviennes à me convaincre.
SupprimerUn BDphile Tardiophobe ?
SupprimerNon, juste un jeune qui favorise la BD de divertissement axé fantasy et SF, à celle plus artistique…
Supprimerje dois dire que moi aussi, les dessins de Tardi ne m'attirent pas du tout.. mais bon, faut essayer au moins une fois pour voir ;-)
SupprimerTout à fait d'accord avec toi Cheyenne mais de mon côté, cette phrase "faut essayer au moins une fois pour voir" s'applique à quantité innombrable de dessinateurs. Et j'aimerais autant que possible "essayer au moins une fois pour voir" ceux qui m'attirent en priorité…
SupprimerDe prime abord, le coup de crayon de Tardi ne m’attirait pas non plus (surtout sa façon de dessiner les personnages) mais il a fini par me plaire.
SupprimerPS : Bonne année à tous !
Jim, comme quoi, faut essayer!
SupprimerBonne année à toi aussi et à tout le monde ;-)
Bonne année à tous itou.
SupprimerJim, peut-être les histoires de Manchette y sont pour quelque chose?
SupprimerBonne année 2020!!
Certainement. Pour quelle part ? Je le saurai quand j'aurais lu Tardi sans Manchette (je finirai bien par me plonger dans ses histoires sur la Grande Guerre ou le Stalag...)
SupprimerTardi est incontestablement moins bon sans scénariste avec qui aller de pair. Mais cette faiblesse (relative, car la série Adèle Blanc-Sec n'est pas sans charme) a trouvé facilement et quasi systématiquement des tuteurs tout du long de sa bibliographie imposante: Daeninckx, Vautrin, Malet, Forest, Christin, Manchette, Pennac, Siniac, Verney... Excusez du peu.
SupprimerLe Tardi 14-18 est militant, il est celui qui s'est battu, se bat et se battra pour que le conflit se dévoile d'une autre manière que celle enseignée sur les bancs de la communale. "C'était la guerre des tranchées" est une belle claque dans la gueule.