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dimanche 6 novembre 2022

L’almanach – J.C. Servais

 

Réédition Casterman (2019)


 Édition d'origine 1988; rééditions en 2 tomes couleurs 2006 sous le titre "Les diaboliques"

 

Jean-Claude Servais est un dessinateur-scénariste belge né en 1956, brillant et inspiré, populaire et reconnu par ses pairs. Ses paysages de la campagne ardennaise belge (Pays de Gaume) de la fin XIXème/début du XXème siècle sont magnifiques. Les histoires qu’il conte, les hommes qu’il dessine et leurs destins mis en scène sont invariablement attachants. C’est un conteur de terroir, doux et tendre, sensible et empathique, humaniste et bucolique ... Il insère dans son œuvre BD, dans ses romans graphiques (c’est son format de prédilection), des êtres humains dans le bon sens du terme. Un tout BD au final souvent réaliste mais …

… comme ici, avec « L’almanach », teinté d’Imaginaire.

C’est un assemblage cohérent de contes largement imbibés de Fantastique classique ou transmis par l’oralité, via un bouche à oreille régional fertile et sans âge. La Belgique est un de ces « autres » pays du Fantastique, baigné d’un classicisme singulier quand les nouvelles (de Jean Ray, Thomas Owens … etc) se concluent souvent par des queues de poissons floues, imprévisibles, énigmatiques et déconcertantes. Qu’en est t’il du Fantastique belge de Servais ?

« L’almanach ». Prépublication (conte après conte) en (A SUIVRE), le mag BD mensuel des années 80’s. Première édition (N&B) en 1988. Réédition en 2006 via deux tomes en couleurs (sous le titre « Les Diaboliques, première et deuxième époques »). Retour au N&B pour une intégrale en 2019. Le tout est paru chez Casterman Ed. J’ai bouclé ma lecture sur le fil des pages de l’ultime présentation éditoriale. Y manque t’il l’intérêt apporté par la couleur ? Je ne sais pas. Toujours est t’il que le noir et blanc couplé aux nuances de gris se marient fort bien avec l’ambiance générale, dans les scènes hivernales engluées de froid, sous la neige et la pluie, l’emprise du gel. A contrario, la couleur manque, assurément, au cœur de l’été, dans le vert des prairies, l’or des moissons et le bleu de l’azur ; à l’automne dans le feu des feuillages …

Pourquoi ce titre : « L’almanach » ? Par définition et tradition, c’est un livre populaire, commun dans les chaumières d’alors, au principe calqué sur celui du calendrier, gorgé de références et de renseignements utiles au quotidien ; il courre sur l’année à venir, de jour en jour, d’une saison sur l’autre. Celui proposé par Servais offre 12 contes comme autant de mois dans l’année. Le lien, d’un récit à l’autre, est « Le caillou magique » : cette pierre des chemins, banale entre toutes, traditionnellement posée sur le fronton d’une haute armoire, retournée d’un bloc chaque nuit par le dormeur du plus profond de son sommeil ; pour que de la volonté de l’homme sur l’inertie des choses s’exerce un effort inutile et gratuit, comme si le caillou seul était l’acteur, l’initiateur et le décideur de toute chose et que la main, au final, n’était rien. L’âme du propos de l’auteur est là, dans ce caillou en dénominateur commun, dans une tentative vaine de rationaliser le Fantastique.

La première impression en feuilletant : l’amour de l’éditeur (et par rebond de l’auteur) pour l’objet-livre, beau et luxueux, au toucher et de visu. Épais, solide, de bon papier. Bien imprimé en noir de Chine souverain, profond, précis, sans bavures. Un objet de collection, du genre à se laisser chouchouter, protéger, aimer, même si ne n’est au final entre mes mains qu’une réédition (hélas). M’en fous, il est désormais mien, j’en suis fier. Et, au-delà de son physique, de sa belle gueule de façade, se perçoit un tout en lecture de belle qualité : Fantastique visuel soft et attachant, intuitif, délivré de tout effet gore, sans démesure gratuite ; graphisme réaliste de toute beauté (on s’y croirait, on s’y verrait) ; érotisme léger et discret ; scénarios bien construits, aisés à déchiffrer, prenants. Bref, du bon, à garder sous la main , pour relire ; un auteur à re-découvrir, en promesse ou en certitude, à explorer plus avant ou à retrouver.

Tout du long de 182 pages on croise, entre autres : le fantôme au faciès crayeux et aveugle d’un seigneur moyenâgeux ; des fêtards de Mardi-Gras, déguisés et perdus dans le Temps ; en Pleine Lune, un lycanthrope libidineux et sa singulière et épidermique épouse ; une servante amoureuse, un rien sorcière et folle ; une sirène de cirque ambulant en manque d’océan, des jumeaux en effets miroir trompeurs … la suite appartient aux récits en attente et dont vous ne savez encore rien.

Le contenu des vignettes, hors celles Fantastiques, est réaliste. On dirait qu’y attendent vie les silhouettes figées des personnages. On les sent comme en pause, face à un appareil photo d’antan, hors-cadre, gros cube de bois sur trépied, optique à cache et rideau sombre. Paysages, champs, labours, prés, villages, rivières, comme autant de vieilles cartes postales de vide-greniers. Le noir et blanc s’impose, même si on y cherche le sépia craquelé du nitrate d’argent et l’odeur du vieux papier. Les deux sont presque là, il suffit, paradoxalement de fermer les yeux.

Quand débarque le Fantastique, la mise en page éclate. Les vignettes rétrécissent, se bousculent, se heurtent. Ralentis d’actions. Des détails d’importance sont surlignés : l’oreille à angle aigu d’un farfadet des eaux, la fourche au manche ensanglanté, le regard d’acier, comme celui d’un chat, dans l’ombre d’un porche ou derrière les carreaux embués d’une vitre sale …

12 mois. 12 contes. 12 prénoms. Amandine en février, Hélène en mars, Angélique en octobre ... La première vignette de chaque nouvelle tranche de vie est symbolique du mois à venir. Une boucle temporelle se crée, de Lienne en janvier (rues et champs enneigés, cheminées aux minces fumées blanches) à Félicien en décembre (arbres dénudés, fenêtres fermées) en passant par Rose et Nathalie en Juillet-Août (blés en attente de moisson à la verticale d’un soleil ardent, corps nus sous la paille et ventres blancs de cumulus joufflus).

De Lienne, la jeune fille qui, en ce premier janvier froid et enneigé, aide l’accoucheuse du village à mettre au monde le fils du facteur (pour l’instant fin saoul et en cours de tournée) … à Félicien seul chez lui, pendant qu’à la messe de minuit, l’Enfant-Jésus est volé dans la crèche … 12 mois de la vie d’un village d'antan, du facteur au curé et passant par l’instituteur et le maire, tout un petit monde chamboulé par le surnaturel aux aguets. Superbe.

Merci, Monsieur Servais.


 


8 commentaires:

  1. Franchement, ce que tu en dis me tente bien..et les graphismes ont l air superbe. J aurais bien aimé en voir un peu plus d ailleurs !!

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    1. "Tendre violette", il te faut essayer "Tendre violette". Il me semble l'avoir, ou du moins un des tomes (peut-être "l'alsacien", voire les trois). Si oui, je relis et chronique. C'est sa série phare. Davantage de réalisme.

      https://www.bedetheque.com/serie-4331-BD-Tendre-Violette-Couleur.html

      PS: j'ai "Tendre violette", "Malmaison" et "L'alsacien". A suivre donc. Les chros en seront plus faciles quand celles des recueils de nouvelles (et quelque part, "L'almanach" en est un, mais en BD) sont redoutables à écrire (je n'ai pas encore trouvé la méthode).

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    2. Citation: CheyenneTala: "J aurais bien aimé en voir un peu plus d ailleurs !!" >>> Je vais en rajouter en MAJ

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  2. >> "La Belgique est un de ces « autres » pays du Fantastique"

    Un de ceux que dans mon imaginaire j'associe le plus avec ce terme. Du classique (Jean Ray), de l'absurde (Jacques Sternberg), du pictural (René Magritte)...: la palette de ce petit pays est immense en la matière.


    >> "Le contenu des vignettes, hors celles Fantastiques, est réaliste. On dirait qu’y attendent vie les silhouettes figées des personnages. On les sent comme en pause, face à un appareil photo d’antan (...) on y cherche le sépia craquelé du nitrate d’argent et l’odeur du vieux papier. Les deux sont presque là, il suffit, paradoxalement de fermer les yeux.
    Quand débarque le Fantastique, la mise en page éclate. Les vignettes rétrécissent, se bousculent, se heurtent. (...) Des détails d’importance sont surlignés : l’oreille à angle aigu d’un farfadet des eaux, la fourche au manche ensanglanté, le regard d’acier, comme celui d’un chat, dans l’ombre d’un porche ou derrière les carreaux embués d’une vitre sale …"

    Monsieur, vous savez me parler ! ^^

    J'irai chercher ce beau volume à ma prochaine virée en médiathèque.


    PS : l'autre jour, j'y ai pris "Le dernier assaut" dessiné par ton cher Tardi ; as-tu lu cette BD ?

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    1. Jim, citation: "Un de ceux que dans mon imaginaire j'associe le plus avec ce terme ... [le Fantastique]" >>> Oui. Par exemple encore, en sus de Ray, Marabout (l'éditeur.. belge .. comme par hasard) s'en était fait une spécialité sur son versant Fantastique de catalogue, le peuplant d'auteurs du cru qui partageaient souvent une même manière d'écrire et de clore leurs nouvelles. La collection avait, de plus, une unité d'illustrations de couvertures attachantes:

      https://i.ebayimg.com/images/g/p3QAAOSwhktdLYpB/s-l500.jpg
      https://i.pinimg.com/564x/ff/cd/ef/ffcdef227cfe710dcdefcac17205f01f.jpg
      https://fr.shopping.rakuten.com/photo/1052624385.jpg

      Jim, citation :"J'irai chercher ce beau volume à ma prochaine virée en médiathèque." >>> Avec celui-ci, j'ai fait un gros coup, à 5 euros, en soldes d'été cette année; son prix neuf m'aurait fait renoncer (et comment: 36 euros). Tu ne devrais pas être déçu. C'est soft néanmoins. Plus de l'ordre de la suggestion qu'autre chose de plus épicé.

      Jim, citation: "l'autre jour, j'y ai pris "Le dernier assaut" dessiné par ton cher Tardi ; as-tu lu cette BD ?" >>> Oui, non, peut-être, en bref "je ne sais plus", quand de mes lectures passées (mêmes récentes) j'oublie parfois de noter les titres. Celui-ci semble au mieux être passé au rayon "j'efface" de ma mémoire. Une chose est sûre, avec Tardi tout est bon. Jim, l'as-tu ?



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    2. >> "Marabout (l'éditeur.. belge .. comme par hasard) s'en était fait une spécialité sur son versant Fantastique de catalogue, le peuplant d'auteurs du cru (...) La collection avait, de plus, une unité d'illustrations de couvertures attachantes"

      J'aime beaucoup les couvertures de cette collection, et celles de sa sœur science-fictive, surtout quand elles sont signées Henri Lievens :

      https://unquietthings.com/the-eerie-moods-and-pulpy-frights-of-henri-lieviens/


      >> "Tu ne devrais pas être déçu. C'est soft néanmoins. Plus de l'ordre de la suggestion qu'autre chose de plus épicé."

      Entre les images glanées ici où là et ton texte, il m'étonnerait fort que je sois déçu.
      Et le suggéré me sied autant que l'explicite : comme dirait l'autre, j'aime "toutes les couleurs du fantastique".


      >> "["Le dernier assaut"] (...) l'as-tu ?"

      L'ai-je lu ? Pas encore.
      Je termine de visionner les quelques dvd que j'ai empruntés puis je m'y mets.

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  3. Terminée la lecture des 12 contes de cet Almanach, emprunté en médiathèque.

    Ce fut très agréable, d'explorer le folklore du pays ardennais, au travers d'histoires dramatiques, fantastiques, malicieuses
    (et très humaines : cupidité, désir charnel et secrets de familles restent de puissants moteurs dramaturgiques, aujourd'hui comme hier, à la ville comme à la campagne).

    Si un(e) coloriste de talent aurait pu (au prix d'un sacré boulot !) rendre toutes les couleurs des quatre saisons, le noir et blanc m'a convenu, pour ce registre particulier du conte de terroir.
    Ça me rappelait une BD que je lus dans ma jeunesse sur le folklore... pyrénéen: Les chants de Pyrène. Cette dernière, toutefois, ne bénéficiait pas de la qualité de dessin de Servais.


    PS : je regrette que le cinéma français n'est pas su se saisir de la richesse de ses contes et légende de terroir.
    Il y avait là matière à créer une belle tradition de cinéma fantastique.

    Dans le genre, peu d'exemples me viennent à l'esprit.
    Pour n'en citer qu'un : La vouivre, d'après un roman de Marcel Aymé.
    Je m'en souviens sûrement grâce à ses scènes de nu...it ^^ :
    https://www.premiere.fr/sites/default/files/styles/scale_crop_480x270/public/2018-04/la_vouivre_1988_0.jpg

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  4. "Ce fut très agréable" >>>> Je suis très content que "L'almanach" t'ai plu.

    "Si un(e) coloriste de talent aurait pu (au prix d'un sacré boulot !) rendre toutes les couleurs des quatre saisons" >>> La première version en deux tomes était en couleurs, mais en aplats standards; ce qui à mon sens, gâchait tout. D'autre part, la mode BD actuelle fait que certaines rééditions sont rendues au noir et blanc primitif (c'est le cas du premier Adèle Blanc-sec à l'occasion de la parution de l'ultime 10ème). Heureuse initiative qui rend au dessin sa place réelle et essentielle. Je suis fan de ce retour à la simplicité qui accuse la beauté et la richesse du trait.

    "Il y avait là matière à créer une belle tradition de cinéma fantastique." >>> Oui. Je plussoie. Qui plus est sans pléthore superflue d'effets spéciaux.

    'La vouivre' >>> Le roman (que je n'ai jamais lui mais que je possède) et le film (belle, belle, belle Vouivre..!)

    "Les chants de Pirène" >>>> ? https://www.bedetheque.com/media/Couvertures/Couv_19625.jpg Le dessin semble plus traditionnel.

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