Livre de Poche n° 35056, réédition
2010 d’un roman paru en 1932
Début des années 30’s, Givet,
un gros bourg ardennais proche de la Belgique. De part et d’autre de la
frontière, la traditionnelle opposition entre deux communautés voisines. Au
cœur de l’hiver, la Meuse en crue. Des centaines de péniches à l’amarrage,
coincées, agglutinées en amont du pont presque submergé qui coupe la cité en
deux. Une aubaine pour le commerce local. Au-dessus du fleuve et de la
ville : la pluie battante et le vent glacé, le froid persistant, les gens tôt
le soir calfeutrés chez eux près du poêle ronflant, la lumière de chiches lampes
à pétrole derrière les volets clos sur de vilains secrets cachés.
Une atmosphère à la Simenon :
lourde et pesante. Les écharpes de brumes comme des serpillières mouillées
autour des cous, le gris terne des jours sans soleil, la boue crottant les
semelles cloutées des mariniers, le reflet des réverbères allumés sur l’eau
gelée des caniveaux, les cols de pardessus relevés sur les épaules rentrées …
Un paysage grisâtre, des gens en noir et blanc, sous des cieux plombés, de
tristes et pesants destins en attente. Le drame couve, Maigret s’y
montrera en arbitre, en re-conciliateur plus qu’en investigateur. Mais a-t-il
eu raison ? Le lecteur se pose la question.
Une famille flamande, les Peeters,
côté pile ; une autre française, les Piedbœuf,
côté face.
Les premiers, aisés, détestés et
jalousés, tiennent une modeste mais fructueuse épicerie-buvette à cheval sur la
frontière. Le père, perdu dans les brumes du grand-âge. La mère, toute entière
dévouée à son mari et ses enfants. Deux filles, Anna (gérante du
commerce) et Maria (institutrice chez les Sœurs à Namur), tournées vers
le bel avenir promis au frère, Joseph, qui fait son droit à Nancy et
doit épouser sa cousine, Marguerite, fille d’un médecin généraliste
local. Un futur espéré radieux, si ce n’est que ce garçon idolâtré par les
siens a fait un enfant, il y a 3 ans maintenant, et sans formellement le
reconnaitre, à une dactylo de Givet, Germaine Piedbœuf. Cette
dernière disparait. L’a-t-on tuée ? Les soupçons se portent logiquement
sur Joseph, son arrestation est proche. Anna, sur recommandation,
s’en va à Paris demander l’aide de Maigret qui, fasciné par cette femme
froide, au physique de vielle fille laissée pour compte, mais sûre d’elle-même,
impassible et qu’il ne peut vraiment cerner, accepte.
Les seconds, les Piedbœuf:
aux antipodes des Peeters, leur versant pauvre ; le père gardien de
nuit dans une usine ; le frère Gérard, simple employé, naïf et matamore,
ponctuel buveur colérique ; sa sœur Germaine à qui l’on prêtait quelques
aventures.
Deux familles qui s’affrontent,
se haïssent … s’accusent l’une l’autre : d’avoir tué, fait disparaitre Germaine
pour l’une ; de réclamer indument pension, dommages et intérêts pour
l’enfant abandonné qui ne peut être celui de Joseph pour l’autre.
A la croisée des deux familles,
deux policiers :
_Machère, l’inspecteur en
charge de l’affaire qui remonte en vain le fil de sa logique policière, celle
des indices concrets, des horaires de trains, des sempiternelles preuves
matérielles ;
_Maigret : Au-delà du
fait qu’il n’est pas en service commandé, se posant en spectateur
attentif et patient de chacun, le commissaire est poussé d’un clan à l’autre
comme un coin forcé dans une souche, tiré d’un bord l’autre, à hue et à dia …
il peine à imposer sa neutralité.
Le commissaire tournera quatre
jours durant autour de chacun des personnages, creusant leurs psychologies,
sondant leurs âmes, leurs faiblesses et forces, avant de se convaincre que ….
Et tandis que la pluie peu à peu
faiblit, que la Meuse amorce lentement sa décrue, que les péniches s’échappent
au compte-gouttes vers l’aval, Maigret arrache lentement et difficilement
des bribes de compréhension au mystère, jusqu’à la révélation finale qu’il
gardera pour lui et la personne qu’il démasque mais laisse en liberté … il prend
le train du retour pour Paris sans référer à quiconque de ses conclusions.
Comme d’habitude chez Simenon,
loin de la simplicité apparente du style, « Maigret chez les flamands »
cache une intrigue où le moindre détail compte, où tout est dense et complexe
mais elliptiquement travaillé et amené à un épilogue étonnant où le non-dit
allusif prend tout son poids. Gare à celui qui perdrait un détail d’importance
sous peine de se perdre dans un récit désormais sans tête, alors qu’au final
tout se tient dans une finesse et une finalité toutes deux d’importance, un
équilibre méticuleux entre ce qui est dit et ce qui est suggéré. Il faut
quelques heures de réflexion pour, qu’à postériori, le lecteur tire toutes les
implications de la situation. C’est à çà que l’on reconnait les bons bouquins,
quand lecture close, il en reste encore des bouts qui trainent et interrogent.
Et là, il y à faire .. !
Reste, néanmoins, que le
positionnement final de Maigret pose questions. Au-delà du fait que le
Commissaire n’est pas en service commandé, le coupable à mon sens ne méritait
pas tant de mansuétude. Même si, selon toute vraisemblance, il n’y aura jamais
récidive de sa part, il y a eu crapulerie, meurtre avec préméditation,
subornation de témoins, violences aux portes de la folie (un crane explosé à
coups de marteau, quand même). Quid des circonstances atténuantes ? Perso je n’en vois pas. Ce coupable en liberté
ne me plait pas alors qu’un faux meurtrier acheté courre toujours et que tous les personnages, ici, ont leurs parts de
responsabilité dans un drame qui aurait pu trouver une solution autre … Une pièce
de puzzle manque (à moins de ne pas l'avoir perçu). Maigret
semble t’il se mettre aux ordres de la recommandation première qui lui
demandait de protéger les Peeters (il ne s’offre pas ainsi le beau rôle, ce n'est pas conforme à son image).
Maigret ressent t’il un petit faible inconscient pour Anna (oui, non ? Je ne sais pas) ?
Néanmoins, malgré le
questionnement final, « Chez les flamands » est un des
meilleurs Maigret qui soient .. ! Il laisse des bouts de lui-même derrière lui et, trois jours après l'avoir refermé, je ne sais toujours pas quoi penser: coupable et policier me trottent dans la tête, ils essaient de s'expliquer mais leur conversation se perd dans le lointain.
Bruno Cremer, en 1992 à la
TV, reprend, après Jean Richard en 1976, le rôle de Maigret chez les
flamands. Le téléfilm fait l’impasse sur la crue, sur l’hiver (juin au lieu de
janvier) ; une bien jolie et charmante Anna remplace son aller-ego
romanesque ; on y parle d’Occupation et de Résistance alors que le livre
fut écrit en 32 … En somme, les miracles des adaptations ciné sont de sortie ;
mais l’essentiel est bien présent : une atmosphère lourde et pesante, des
sourires contraints et de minces chuchotis prudents sur des lèvres à peine
entrebâillées, des regards impénétrables et durs, apeurés ou haineux …. Et un
coupable toujours aussi étonnamment mystérieux, avec qui Maigret va
entretenir un duel voilé et trouble qui fait tout le charme du roman.
PS: Un regard autre, pas si éloigné, issu d'un blog voisin de palier