Denoël Ed. (1966)

« Le train bleu s’arrête treize fois … »
est un recueil de nouvelles policières daté de 1966. Il est paru au mitan des Trente
Glorieuses, le détail a son importance et fait tout le charme du livre (voir
plus loin). Pêché en Boite à Livres, l’air de rien, supposé anecdotique, je ne
l’ai abordé qu’en tant que bouche-temps, entre deux romans plus sérieux, par
désir simple d’une lecture facile et rapide, par nostalgie d’une époque
traversée de bout en bout (ou presque). Il aurait dû passer à la trappe de la
chronique, sombrer dans l’oubli et retourner au book-crossing. Ses quelques
nouvelles sont entrées en résonance avec l’envie de retrouver deux vieux potes,
deux auteurs perdus de vue depuis longtemps.
Au final, ce recueil vaut bien, ici, quelques mots. Il a tant de charmes inattendus qui en font sa singularité.
Boileau-Narcejac. Deux écrivains français, auteurs de
romans policiers, de la seconde moitié du XXème siècle. Un trait d’union les
unit et les distingue. L’un, Pierre de prénom ; l’autre, Thomas.
Un duo à quatre mains le plus souvent. L’intrigue pour l’un, la mise en mots
pour l’autre. Une pléthore de titres à leur actif. Quelques recueils de
nouvelles. Une bibliographie plus restreinte alors qu’œuvrant séparément. Des
titres adaptés au cinéma (« Les diaboliques, celle qui n’était plus »,
« Sueurs froides » sous la direction d’Hitchcock),
d’autres pour la télévision.
En ces années 60’s, prendre le luxueux « Calais-Méditerranée-Express »,
dit le Train Bleu, en période estivale c’était un peu comme, mais en
moins chic, descendre la Nationale 7 en 2cv, Charles Trenet sur le siège d’à
côté en passager d’auto-stop. « Il faut la prendre qu'on aille à Rome à Sète ; Que l'on soit deux
trois quatre cinq six ou sept ». C’était retrouver, sur la
route des vacances, des noms de villes alors magiques, sur les panneaux SNCF
des verrières de gares, sur les bornes kilométriques rouge et blanche au ras du
bitume.
« Le train bleu s’arrête treize fois … » :
Paris, Dijon, Lyon, Marseille, Toulon, Saint-Raphaël, Cannes, Antibes, Nice,
Beaulieu, Monaco, Monte-Carlo, Menton … autant d’étapes (ou presque) sur le
chemin de la délinquance aisée, celle de luxe, feutrée et silencieuse, celle
des palaces et des belles demeures, de l’argent facile, des gens riches et des
professions qui vont avec … une ou deux
nouvelles échappent néanmoins à cette constante.
C’était, parallèlement, marmot sur la 7, partir à l’aventure
entre glacière et toile de tente, duvets La Hutte et articles de plage, le nez
collé au petit format d’une BD de quatre sous. C’était retrouver les cigales,
la lavande, la caillasse sous le soleil, les bouchons à Orange, les pins-parasol
et les palmiers, les anciens francs en poche pour prix des glaces en bord de
plage. Le tout pour qu’enfin, au détour d’un ultime virage, la mer « danse
le long des golfes clairs ». La 7, ce sillon goudronné estival en amorce de la
Côte d’Azur promettait du rêve tout du long des 11 autres mois de l'année.
« Le train bleu s’arrête treize fois … » :
ce fut, ces jours-ci, la promesse sucrée (tenue) de retrouver mon enfance et ma
petite adolescence sous le soleil du Midi, mon âme de môme … même si je
n’ignorais pas que le recueil allait libérer des criminels de papier, des
victimes sous le tranchant des pages, le sang noir des caractères d’imprimerie,
de la violence (tout est relatif car le plus souvent suggéré) et des larmes, des intrigues à la mise en abime boomerang … et
surtout car il allait m’offrir ce « mauvais genre » policier dont on
me privait étant jeune.
Boileau-Narcejac. Leur carrière commune s’étale de 1952
à 1991. Elle couvre, pour centrer mon propos, la totalité des Trente Glorieuses.
Je ne les ai que peu lu durant les 80’s
et après. Ils ont fait partie, un temps, de mon histoire avec les mots, les
romans et la littérature de gare.
La France de ces trois décennies-là : une époque bénie des
dieux (loin du cliché du « C’était mieux avant »), le bonheur
d’y vivre en tranquille insouciance du lendemain, un futur perçu serein qui ne
se craquèle encore que peu, un éternel présent souriant sur le fil parfois
monotone de jours perçus si semblables ; un hexagone anesthésié par le
progrès en marche, hypnotisé par le N&B télévisuel et peu à peu envahi par
la couleur sur la toile blanche des salles obscures …
Boileau-Narcejac s’immiscent en douceur dans cet
éternel présent souriant. Ils y laissent s’infiltrer un monde resté ce qu’il a
toujours été sous la croûte des apparences: sombre, hypocrite, sans pitié et
violent, promis aux crapules, aux meurtriers, aux voleurs, aux escrocs, aux
aigrefins ... à cette faune interlope qui peuple tout autant le roman policier
que la vie elle-même. Sous la croûte dorée des palaces, des casinos, des belles
demeures, des palais et des plages réservées s’agitent en rondes douceurs le
vol, le hold-up, l’assassinat, l’entourloupe, la filouterie, la maffia, le
demi-sel, le second couteau ... toutes ces joyeusetés délinquantes et
criminelles qui font le sel et le piment du roman policier. Boileau-Narcejac ,
en contraste avec le background social de l’époque, réinvente(nt) le genre, le
prive(nt) de son ronron d’énigmes classiques sous la houlette d’enquêteurs
patentés, entre(nt) dans une forme de polar classieux, de thriller soft teinté de
suspense constant.
De nouvelle en nouvelle, une présence de chaque instant,
celle de la gent féminine. Pas tant celle, réelle, typée années 60’s que l’autre,
fantasmée par les deux auteurs et l’époque. Des seconds rôles de faire-valoir
(discrets), de ceux de potiches, la Femme glisse vers les premiers plans
(criminels). Celle qui, jeune et joli minois en avant, esthétiquement enthousiasmante,
souriante et aguicheuse, minaude, vampe, manipule, ment, trompe, téléguide le mâle en émoi, ambitieuse et vénale. Par elle surgit presque systématiquement la
mise en abime qui étonne, surprend, fait sourire. Celle avec qui ne pas flirter
devient règle mais qui attire irrésistiblement. L’épouse, la maitresse ;
celle convoitée, celle détestée ; celle qui empoisonne, poignarde, use du
somnifère ; celle en bout de flingue, sa proie en ligne de mire ;
celle qui dupe ou se fait duper ; celle qui gruge le sourire aux lèvres ….
Le sourire aux lèvres.
La une de couv, 2 minutes d’arrêt :
« Feuilleton » et « ORTF »
imprimés en bas à gauche. L’un en lieu et place de « Série »
et de « Saison » (Les modes passent, les intentions restent). L’autre
pour un sigle qui rappelle aux téléspectateurs d’antan la chaine unique
(allez-va, trois, et sans télécommande), les speakerines, le petit train
d’«Interlude », la mire dans l’attente de l’ouverture des programmes ...
En photo N&B : une mythique BB de la SNCF de 1957 (série 9200,
quelqu’un ici me tapera sur les doigts si je me trompe), de celle à avoir forcé
la vapeur des trains à se recycler dans les cocotte-minute Seb (je dis çà à la
louche et ne vérifie rien). Bref, tout cela secoue la nostalgie des « jours
heureux » de ce temps-là et ramène un bougre de vieux ronchon jamais
content à ses 5-15 ans.
« Google images », 5 minutes d’arrêt :
questionner au sujet du recueil, c’est, curieusement, ne ramener que peu d’éléments.
Pas de chronique littéraire (à moins d’avoir mal fouillé). Quelques ventes en
ligne d’occasion sur des sites dédiés (à des prix étonnants). Quelques clichés
d’intégrales où il a sans doute été réédité. Quelques photos en noir et blanc
tirés d’un feuilleton (je tiens au terme, si si .. !) télévisé, des
acteurs oubliés (Servais, Ceccaldi, Pellegrin …). You Tube met les treize
épisodes à disposition. J’ai retrouvé cette atmosphère de passé révolu, déjà palpable
au cœur des nouvelles, dans cette manière d’antan de concevoir un film,
dans sa lenteur de progression, dans le jeu des acteurs, dans cet
esthétisme propre au noir et blanc des ombres et des contrastes.
Dernière remarque : les nouvelles sont présentées comme
elles ont été conçues en amont des scénarios, elles gardent leur forme
primitive, ne possèdent pas l’embonpoint dû aux dialogues surajoutés dans les
films, ne s’en trouvent que plus affutées et précises encore, en plein cœur de
cible … et çà, c’est le job parfait.
« Mesdames, messieurs, dans quelques instants notre
train en provenance de Menton entrera en gare de Vintimille. Terminus du train.
Avant de descendre, assurez-vous de ne rien oublier à votre place. La Sncf
espère que vous avez passé un agréable voyage et souhaite vous retrouvez
bientôt à bord du Train Bleu »