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jeudi 24 mai 2018

Eugénie et les gargouillis.

"Celui des deux qui reste se retrouve en enfer"
Jacques Brel - "Les vieux"


Mon déambulateur s’est couché sur sa quille. Je suis tombé sur le carrelage du palier, à deux pas du monte-charge. Celui qui charrie les lits du moyen au long séjour. Toujours pleins à l’aller, vides au retour.

Grosse gamelle donc. Pas de mal. Dommage… ! Et l’autre pouffe d’infirmière de m’aider à me relever ; de me reprocher de n’avoir, comme d’habitude, pas enfilé les talons des charentaises. Veux pas aussi que j’y mette des lacets de course, non ?

La vie ne m’intéresse plus. Et pourtant je voudrai lui survivre.

La Terre tourne désormais sans moi. Elle me laisse sur place, en rade, à marée basse. Le monde, la vie et moi, désormais, comme salopette et tee-shirt à un boa. Je n’ai plus l’age de rien, sinon celui de faire un beau cadavre. A 20 ans la vie s’ouvre sur cinq continents. A 80 elle se referme sur une résidence pour vieux, pompe-à-fric et pue-l’urine.

Coulent les jours..! S’approche la mort.

Trente ans sans toi, Eugénie, depuis ton décès. Regarde ce que je suis devenu. L’athlète de foire que tu as aimé s’est transformé en phasme squelettique et tremblotant poussant son déambulateur.

Carnet du Jour, avis de décès. Se compter; à qui tiendra le dernier. Blouse-Jaune-Gros-Nichons me les lit depuis que je fais semblant d’avoir perdu mes bésicles..

Belote et re-belote et dix de der, la mort attend avec un cent d’atout sur le tranchant de sa faux.

Petits pas qui trottinent. La Faux vise les mollets, cherche les tendons d’Achille. Gare à la chute. Col du fémur et bonjour la mort.

Ma mie, presque dans une autre vie, posait toujours après l’amour son oreille sur la peau de tambour de mon ventre nu, se plaisait à décrypter le langage joyeux des gargouillis, trouvait dans leurs gazouillis les mots d’amour que ma bouche n’a jamais pu lui dire. Je riais de la stupidité des aveux qu’elle me prêtait. Elle morte, ils n’eurent plus que moi à qui causer, se plaignaient de son absence en longs roulements sourds et rauques, me reprochaient de n’avoir jamais rien dit de mes sentiments.

Depuis l’épisode de la chute, je trempale, je déparle. Je lis que la fin approche dans la gentillesse du regard des soignants. Saletés d’hypocrites, oui. Ils font le pari de retourner, chacun, le sablier de ce qui me reste à vivre. Un mois, deux mois. Va savoir.

Et en écho ceux de la cave, les borborygmes, tiennent un autre langage, celui de leur victoire, celui de la vengeance :

_Bientôt dans ta tombe, nous secouerons ta carcasse morte des lents bouillonnements de la sanie de ta chair putride.

Debout, les gargouillis sont à leur place : dans le bas de panse, la gravité les y tasse. Loin de cette tête, la mienne, qui n’entend plus leurs sombres prédictions. Un ventre comme une coque pansue de vieux rafiot, comme un culbuto que rien ne viendra renverser. Pas même la mort croche-patte la vie. Grabataire, l’horizontalité couche les borborygmes : le dernier râle comme un rot qui expulse l’âme.

Ainsi donc : debout, rester debout. Se coucher c’est mourir. Tirer la nique aux gargouillis.

Mais hors de ma chambre commencent les menaces. Trébucher sur un grain de poussière, m’envoler sur un courant d’air. Les couloirs deviennent des rames de métro. S’y engouffrent les infirmières-locomotives. S’accrocher à la rampe pour ne pas être emporté par le souffle sur leurs passages.
Plus rien ne compte que le dentier-glaçon dans le verre d’eau, les comprimés du lendemain dans le pilulier. Les compter, les recompter, ne pas se tromper. Compte à rebours. Et espérer monter sur le lit pour ne plus en descendre. La nuit tricote les souvenirs heureux des jours enfuis. Ceux que je voudrais emporter avant que la Gomme ne les efface.

Et les borborygmes là-bas, dans les replis du colon, annoncent l’orage qui menace. Ils me disent qu’Eugénie m’attend, la parole leste et les reproches véhéments. Ces mots, jamais prononcés seront toujours mon plus grand regret.

Passent les jours, baissent les bras et l’élan vital..!

On est venu me dire que je montais d'un étage. A la radio, sur la table de nuit, Gloria Gaynor chantait: "J will survive"..

La vie des autres s’agite loin de l’épave qu’est devenue mon lit. Il roule et tangue sur le carrelage de ma chambre. Je suis seul sur un radeau de la Méduse monté sur roulettes. La maison de retraite est mon Titanic personnel. Comment atteindre la corne de brume pendue à la potence du lit. Mes bras maigres et blancs comme des flèches de grues, ankylosées et rouillées, inertes et affaissées. L’alarme constituait il y a peu un message en bouteille quand mon corps réclamait la morphine. Son cri voguait sur les courants d’air le long des couloirs, flirtait avec les stéthoscopes pendus autour des cous, zigzaguait en longs serpentins sonores dans l’infirmerie.

Le personnel attend la fin d’un monde, le mien..

Les gargouillis survivront, retentiront dans la caverne creuse de mon corps mort. Et dans mon cercueil encore, jusqu’à ce que la dalle retombe. Dialogues d’outre-tombe. Chut, Eugénie me tance.

Mon corps n’est plus que bois flotté sur la houle du matelas à eau. On colmate ma coque de couches-culottes. On bouche ses écoutilles de péniflow. L’alèse n’est pas goudronnée, je vais me noyer. L’air sent l’iode de la Betadine sur mes escarres sacrées. Mon lit est devenu un trois mats d’arbres à perfusions… Ballotté sur les vagues blanches des draps, j’aperçois l’écueil du téléphone sur la table de nuit. Il me parait inaccessible. Loin, très loin, trop loin. A des années-lumière de la griffe de mes doigts arthritiques et tremblants d’un parkinson souverain. Ses grelottements comme les appels sourds d’une corne de brume d’un navire en péril. Alors que c’est moi qui suis en train de crever, vieille allumette charbonneuse, zigzagante et décharnée sur l’océan blanc de la literie.

Caecum et colon transverse se raclent la gorge, se gargarisent, la vie n’est pas un long tuyau tranquille.

La voûte céleste s’inonde brutalement d’une lumière blanche et crue. Soleil en ampoule de verre qui m’éblouit et me vrille la rétine. La chambre se remplit de lambeaux de brume qui sentent l’éther. S’y dessinent en lentes écharpes de blancs fantômes indistincts, apparaissant, disparaissant. Ils se penchent, occultent le Soleil, torchent la saignée de mes bras de boules de coton humide, avant que les becs acérés de goélands ne farfouillent dans mes veines. Poseidon me torche le cul et me lave la bite. La houle du matelas me berce, j’entends le flux et le reflux de sa pompe électrique, les cris aigus des mouettes curieusement bipèdes et en blouse blanche.

Gargouillis et borborygmes battent le tamtam au rythme de cette peur de la mort qui bat à mes carotides. Eugénie, c’est toi qui m’appelle, qui frappe si fort en morse à mon cou.. ?

Souques, moussaillon, souques ferme. La vie, la tienne, ce qu’il en reste, t’attend sur la grève, au-delà du bord du lit, sur la plage de carrelage froid libérée par la marée descendante. Les charentaises sur le rivage comme des bateaux bretons couchés sur la quille. Varechs blancs en moutons de poussière poussés par des Gulf Stream de courants d’air.

Au rythme des flashs lumineux qui inondent la voûte céleste, mon corps, tour à tour: papillon de jour, papillon de nuit épinglé sur la surface de l’eau. La Faux transperce le liège. Mes bras, ailes décharnées sur lesquelles courent les fines nervures de mon réseau veineux, battent entravés aux menottes qui les retiennent. Des hématomes violacés s’étendent autour des points de ponction, aux plis des coudes et des aines. Ils décorent mes ailes de couleurs à la Mort offertes.

Eugénie, j’ai assez souffert, non, pour que tu me pardonnes ?

Que Dieu, enfin miséricordieux, tire la bonde dans mon ventre. Que roulent les rauques borborygmes dans le siphon qui s’ouvre sous moi. Ma vie comme un évier qui se vide.

Je voudrais que mon esprit se porte à la pointe de la potence, qu’il devienne vigie, découvre l’espace dégagé du Styx au-delà des murs blancs, cherche et trouve la silhouette sombre du Passeur. Une piécette pour qu’un monde finisse et qu’un autre commence. Que mes entrailles braillantes restent à quai et que seule mon âme nue soit de ce dernier voyage.

Eugénie, j’ai tant de choses à te dire. »

5 commentaires:

  1. J'ai une boule dans la gorge :-(
    c'est tellement bien rendu qu'on dirait du vécu..

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  2. Réponses
    1. Celui des deux qui reste se retrouve enfer... ça dépend des cas! des fois c'est un soulagement et le paradis! une libération même! ( y en a de sacrés emmerdeurs, il faut le dire, hein :-D )

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    2. MDR..!
      Mais Brel avait prévu le coup, en précisant:

      "Ils se tiennent par la main, ils ont peur de se perdre et se
      perdent pourtant
      Et l'autre reste là, le meilleur ou le pire, le doux ou le
      sévère
      Cela n'importe pas, celui des deux qui reste se retrouve en
      enfer"

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    3. c'était un romantique ce Brel... moi je suis une cynique :-D

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