Accueil

Accueil
Retour à l'Accueil

samedi 24 septembre 2022

Griffu - Tardi + Manchette (BD)

 



Prépublication (1977)


Ed. du Square (1978)


Intégrale - collection Quarto - Gallimard Ed. (2007)

 

Je viens de relire « Griffu », une BD signée Tardi (pour le graphisme) et Manchette (pour le scénario). Elle vit le jour, en 1977, en prépublication presse sous forme de feuilleton d’une quinzaine d’épisodes. Sa première planche apparut, pleine page, en une du n°1 de « B.D., L’Hebdo … ». Ce magazine, au quasi grand format de presse quotidienne, en trop peu de pages à chaque livraison en kiosque, ne survécut qu’un an à peine en raison de difficultés financières ; son format atypique surprenant mais crédible, ses qualités évidentes de choix éditoriaux, ses dessinateurs et scénaristes de renom ou en devenir ne lui permirent pas, hélas, d’aller plus loin. 59 numéros seulement, quel dommage ..! Pour la présente chronique, j’ai relu « Griffu » au format riquiqui de 14 x 20.5 cms au sein de l’intégrale « Romans noirs » (« Quarto Gallimard Ed. ») consacrée à Jean-Patrick Manchette. Le plaisir de retrouver « Griffu » en fut amoindri, comme peut l’être celui de visionner au format tablette un film initialement prévu en cinémascope 16/9ème. N’empêche, le scénario n’a pas vieilli et le talent de Tardi était déjà à son apogée. Il m’a fallu oublier que je lisais par le petit bout de la lorgnette une œuvre jadis sur grand écran. Nostalgie ?

« Griffu » n’est pas une adaptation de roman, c’est une création BD originale, le premier travail en commun (et le seul) signé Tardi et Manchette, l’un au scénar, l’autre aux crobars. Couple béni des dieux, complicité flagrante de frères en littérature et politique. Plus tard, au décès de Manchette, Tardi adaptera avec brio et succès quelques romans signés de l’écrivain(*/**/***). Tardi n’est jamais aussi bon que lorsqu’il est accompagné. Manchette lui apporte ses tournures de phrase matinées polar noir US, son sens de l’action débridée. Dans « Griffu », le duo collectionne les salopards à abattre, en fait la preuve par le vide, les alignent tour à tour sous le plomb des armes à feu ; peu y réchapperont.  Les gros bras pullulent, les gros muscles proéminent, les pétards sont de sortie, ils font de bons gros trous bien ronds dans les anatomies, çà agonise à gros bouillons sanguinolents, çà expire dans les phylactères (« Aaaaaaaaaah.. ! » ). C’est le temps de la grande purge, dans le Milieu et les sphères d’influence, et c’est inéluctable. Seul Griffu aura-t-il la grande chance d’en réchapper ? N’a pas t’il pas, lui aussi, sa part dans la saloperie ambiante ?

Bienvenue en pays de Neo Polar (Manchette, en chef de file du mouvement, est aux commandes d’un scénario qui en emploie tout naturellement les codes). La version Petits Mickeys en N&B, vignettes et phylactères signés Tardi s’y associe. Le héros est, bien entendu, un détective privé désabusé, désinvolte et cynique ; même si, ici, il ne l’est qu’assimilé en tant que juriste spécialisé (« conseil juridique et récupération de créances »). Tardi nous le montre une éternelle clope au bec (la BD date de 77, la censure anti-tabac n’est pas encore passée). Il fume des Gitanes, qu’on se le dise, Tardi nous en dessine les paquets. Griffu : pas rasé d’une semaine, mal fagoté dans un imper à la Humphrey Bogart, pansements Urgo sur les arcades sourcilières, fruits de discussions peu consensuelles. Son bureau : mégots écrasés dans des cendriers remplis à ras bord ; paquets de Gitanes à moitié consommés ; briquets Bic comme il en existe encore ; « Que d’os », roman signé Manchette en Série Noire à côté de « Lui, le magazine de l’Homme Moderne » ; affiches de films (Melville et Wenders); appareils photo argentique et rouleaux de pellicule dévidés ; platine vinyle, 33-tours en strates verticales ; téléphone fixe à cadran rotatif ; vodka Smirnoff en bouteille ; ruban magneto sur bobine ou minicassette ; transistor sur ondes longues (« Il est 7h15 et vous vous sentez comme un lundi sur le périphérique extérieur ») ; cabines téléphoniques à piécettes et Bottins froissés ou déchirés.  Cà titre 70’s plein pot, la recréation d’un monde révolu est réussie, le lecteur cherche les détails qui le ramène vers un passé que certains ont vécus.

Paris. Au cœur des années 70’s. Griffu remonte le fil tortueux d’un scandale immobilier. Quelque part en banlieue, un quartier promis à la démolition et à la reconstruction. Y règnent des agents immobiliers véreux, des promoteurs/politicards endimanchés et mielleux, à deux doigts des sphères de pouvoir ; y survivent avant expulsion les retraités à la chiche pension, les immigrés surpeuplant les squats délabrés ; y végètent les permanences syndicales et politiques d’extrêmes bords.

Un coin de capitale devenu bien triste et gris, abandonné, déjà oublié. Tardi via ses dessins en noir et blanc exclusif se fait l’écho de la tristesse ambiante ; l’atmosphère est celle d’une Toussaint semble t’il éternelle. Paris qui meurt, Paris qui renait. Eternel refrain historique et littéraire entre perdants indignés, déjà vaincus et l’irrésistible ascension financière des vainqueurs … Le secteur tertiaire, impatient, aux aguets, pousse l’ancienne vocation résidentielle du quartier à l’exode à coups de pompes dans le train. Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme ; suffit de se positionner du côté du manche de pioche et du bulldozer. Certains y rechignent et s’indignent ; d’autres, snifant le pognon facile, poussent pour que tout se solde au plus vite.

Chantiers à profusion. Panneaux de déviation préfigurant la géométrie routière en attente. Grues en promesses de gratte-ciels. Chicots de vieilles bâtisses cariées sur les mâchoires édentées de terrassements en cours. Murs écroulés et gravats charriés par la lame des bulldozers. Tapisseries démodées et défraichies, désormais écailles jaunies de papier moisi à flanc de murs survivants ; entrailles extériorisées d’appartements rabotés. Les panneaux de chantiers s’encollent, se constellent d’affiches superposées en mille-feuilles sales et déchirés. Tardi excelle dans la représentation graphique de ces paysages urbains qui hésitent entre passé et futur, entre abandon et renaissance.

Et puis, ailleurs au fil des pages : Pigalle et ses curiosités nocturnes, estafettes Renault de la Police façon Louis la Brocante, vieux  bœuf-carotte à deux doigts de la retraite qui ne bougera que si çà bouge autour de lui à ses dépens, féministe politisée d’extrême gauche en amour libre facile « entre copains », femme fatale en robe longue et fume-cigarette, politicien véreux en smoking et coupe de champagne ...

Tout est archétypal et c’est tant mieux. Le neo-polar, même en BD, se goûte dans la plénitude de ses codes. « Griffu », en ce sens, est un petit chef d’œuvre que je conseille sans restriction aucune. Les adaptations ciné de romans signés Manchette n’ont été, sans exception, que des échecs du fait du non-respect de ses mêmes codes ; considérant la BD comme du cinéma fractionné, Tardi, cinéaste de l’immobile, est le seul à être parvenu à rendre une copie parfaite.

* Le petit bleu de la côte ouest 

** La position du tireur couché

*** Ô Dingos, Ô Châteaux 

6 commentaires:

  1. Votre chronique a plus de style que la mienne ;-)
    Je ne suis pas tout à fait d'accord concernant votre dureté avec les adaptations de Manchette au cinéma (Trois hommes à abattre... se tient!), si l'on tient compte du fait que le cinéma est un genre différent, avec ses propres codes... Mais bon, j'avoue aussi ne connaître Manchette que par ses adaptations (BD d'abord, ciné ensuite), dont être moins intéressé par son côté purement "écrivain".
    (s) ta d loi du cine, "squatter" chez dasola

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. "Trois hommes à abattre" est une adaptation libre de "Le petit bleu de la côte ouest".
      Alain Delon l'a produit; Alain Delon en a pris le rôle principal. Gerfaut s'en trouve transfiguré au service de l'image "positive" que veut renvoyer l'acteur à son public.
      Manchette n'est plus que lointain dans son idée première d'un Gerfaut perdu incompréhensiblement dans sa vie.
      J'ai eu l'impression de voir autre chose que ce que relatait le roman.

      Sous un autre angle: "Laissez bronzer les cadavres" au cinéma (2017) ne m'a semblé n'être qu'un exercice de pure forme où les images comptaient plus que l'histoire (même si ce premier roman de Manchette tenait quand même un peu d'un catalogue de scènes choc)

      Il y eut d'autres adaptations et toutes paraissent se dédouaner des codes du neo polar; et c'est ce qui leur manque au regard des intentions de Manchette. "Folle à tuer" ("Ô dingos, Ô chateaux !) de Boisset avec Jobert en 75, "Pour la peau d'un flic" ("Que d'os") de et avec Delon (encore..!) en 81 ... etc. Celles que j'ai vu m'ont déçu, tout simplement.

      Supprimer
    2. Je me permets ici de coller un lien qui renvoie à la critique de tadloiduciné sur le blog de Dasola:

      http://dasola.canalblog.com/archives/2012/02/02/23360095.html

      La critique met en avant, et à juste titre, des détails pertinents (qui méritent réflexion) que je n'ai pas perçus (MDR). En outre, le ton me plait, je jalouse.

      Supprimer
  2. Merci pour cette belle chronique !
    J'avais beaucoup aimé les (més)aventures de Griffu et tes mots m'en font revenir des images à la mémoire.

    L'épure de Manchette et le sens du détail de Tardi se complètent si bien...

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Ça faisait un bon nombre d'années (voire de décennies) depuis ma première lecture de l'ouvrage (45 ans) ..! Si j'avais oublié l'essentiel de l'histoire (Pardon Manchette..!), certaines vignettes me sont restées en mémoire - Merci Tardi - (elles sont indélébiles, comme tatouées, presque immortelles). Ce ne sont pas forcément celles que renvoie "Google images", mais, la plupart du temps, celles de l'épilogue violent et sanglant. De la même manière, ce qui reste de "Ô Dingos, Ô Châteaux" (beaucoup plus récent) relève du même mécanisme qui incruste l'espace mémoriel: cette mise en scène finale quasi cinématographique qui baigne dans le sang et la trajectoire des balles.

      Supprimer
    2. Jim: à propos du "sens du détail de Tardi", le lien suivant qui met bien en évidence son penchant pour la vraisemblance graphique mis en œuvre au détour de "Stalag", "La guerre des tranchées" et "L'étrangleur"... Une occasion en outre de le voir devant sa table en compagnie de ses instruments de travail, de sa feuille blanche et de sa documentation, à pied dans les rues de Paris un appareil photo en main. Un travail de ouf...!

      https://www.youtube.com/watch?v=A-3Wt_eyAHQ

      ... avec dans l'idée une caméra qui du plafond filmerait tout le processus graphique d'un album en entier, de la première vignette à la dernière, avec les hésitations , les coups de gomme, les retouches ...etc

      Supprimer

Articles les plus consultés