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vendredi 12 janvier 2024

Rivages lointains – Anaïs Flogny

 

Edition Originale, Dargaud Ed. 2024, Collection Combo, 240 pages, format 20.4cm x 26.8cmx2.7cm

En 2024, ce roman graphique fera cueillette de prix BD, j’en fais le pari … C’est un « tout-en-un » : scénario, dessins et couleur(s) sont signés d’une seule et unique artiste, Anaïs Flogny. C’est sa première BD dans la foulée d’une carrière d’illustratrice ; d’autres seront publiées, c’est une certitude ; cette première incursion en 9ème art laisse entrevoir des qualités graphiques de bon augure pour l’avenir.

 « Rivages lointains » est un objet-livre magnifique, dodu et luxueux (240 pages dont un cahier graphique qui, lecture bouclée, prolonge le plaisir des yeux). Il explore en one-shot, de Chicago à Marseille en passant par New-York, de l’alcool de la Prohibition au trafic de l’héroïne et consœurs, les destins croisés de trois gangsters de l’Amérique urbaine des années 30’s à 60’s. L’action se construit, classiquement, sur le background diffus de rivalités sanglantes entre Familles italiennes mafieuses. Un trio de personnages aux relations troubles émerge ; ils appartiennent au même clan, font tout d’abord cause commune, restent loyaux entre eux ; bientôt, sur les trajectoires d’ambitions divergentes, sous la pression d’intérêts personnels, leurs relations se craquèlent, se fissurent, empruntent à la trahison et finissent dans le sang ... et pour l’un d’entre eux dans une rédemption (presque) contrainte, limitée et fragile, habilement conduite jusqu’à la fin (presque) ouverte que propose l’auteure.

Au générique :

_ Jules Tivoli, le héros principal, ou l’irrésistible ascension mafieuse d’un jeune émigré italien (il a 17 ans lors de son entrée en scène en 1938). Beau gosse, charismatique, intelligent, ambitieux et opportuniste, un rien naïf et romantique dans ses relations amoureuses clandestines car homosexuelles.

_ Adam Czar, l’amant plus âgé de Jules et son complice en Cosa Nostra, c’est un émigré polonais, un ex-chef mafieux local sur le déclin ; il y a peu influent mais désormais en disgrâce. Son passé mafieux est trouble, entaché de soupçons de trahisons, de pertes de confiance de la Famille à son égard. Par lui viendront les instants de rupture du récit …

_ Eufrasio, la jeune garde mafieuse montante qu’aucune moralité ne retient dans l’ouverture de nouveaux marchés mafieux vers les drogues dures. Eufrasio : l’élément disruptif, brillant second couteau, brûle-la-vie foutraque, noceur, buveur, franc-tireur, boute-en-train, grande gueule … l’aimant vers lequel est attiré Jules

…. La suite appartient au récit.

Ah, les récits de Mafia ..! J’en suis, ponctuellement, friand. « Rivages lointains » fut une occasion de croiser à nouveau le genre, de s’étonner de ce qu’il renvoie sur nous-mêmes et sur l’état du monde rongé par une clandestinité omniprésente. L’immoralité que ces romans charrient fascine, attire et repousse. Qu’ils soient siciliens, irlandais ou afro-américains, les schémas mafieux littéraires semblent immuables, reconductibles, presque ataviques. Ils drainent une amorale conception de la loyauté, de la fidélité à une cause parallèle injustifiable, à des lois familiales immuables, marginales, illégales et implacables.  … Que la mafia soit d’Outre-Atlantique au pied de la Statue de la Liberté ou du sud italien, aux seuils de petits villages perchés, des champs de rocaille et des chemins de pierraille, rien ne change. La mort promise est la même dans le regard du gras Parrain citadin ou celui, fiévreux, de l’ascétique veuve campagnarde en habits de deuil, à genoux sur son prie-Dieu, en attente patiente d’une vendetta inéluctable et féroce ... tandis que la loi du silence règne.

Ces romans mettent en scène, en constantes étonnantes qui font l’ADN du genre, des héros de papier haïssables et méprisables, les pires ordures qui soient, des salopards implacables que, pourtant, on adore détester tant ils nous paraissent humains et attachants. Curieuses lectures que celles-ci, quand, à chaque fois, on se prend d’empathie injustifiée pour des personnages moralement faisandés qui endossent les habits d’une respectabilité trompeuse et imméritée, d’une honorabilité mensongère et d’une honnêteté de façade. Hypocrite magie romanesque que celle-ci quand l’attachement pour les héros est inversement proportionnel à leur humanité. « Rivages lointains » n’échappe pas à la règle : des ordures s’y agitent pour lesquels on prie étonnamment pour qu’ils s’en sortent. L’empathie ressenti à leur égard nous les rend plus à plaindre qu’à blâmer. Etrange fascination pour des personnages qui ne valent pas tripette.

J’ai adoré (et c’est un euphémisme). Cette BD attirera les prix : je persiste et signe. On y côtoie une magie imprécise et indéfinissable, elle traverse le fond et la forme. C’est impalpable, difficilement exprimable mais bel et bien présent. C’est dans la densité du propos, l’efficace fragilité et pertinence des textes, les images et leurs couleurs tendres et douces. C’est dans les thèmes abordés et enchevêtrés, c’est dans l’articulation implacable des vignettes entre elles, c’est dans la progression lente et subtile de l’intrigue, dans le devenir en pointillés des personnages. Les dessins aux contours habiles et précis, fins et délicats, s’attachent aux beaux vêtements de ses messieurs dans un souci purement esthétique. Les doigts des personnages semblent recevoir un traitement de faveur, invariablement longs et fins, ils semblent sans cesse agités, comme habités d’une vie propre ; ils restituent la gestuelle volubile italienne, celle qui papillonne, brasse l’espace alentour, dessine des mots dans l’air, accentuent les mimiques des visages, ponctuent les variations d’intensité vocale. Les personnages semblent quelques fois pressés de quitter les vignettes, de passer à la suivante, de poursuivre leurs discours hors phylactères. La BD est un art immobile ; ici, chaque vignette embarque des mouvements internes étonnants et inattendus, au cœur de scènes la plupart du temps tranquilles et immobiles/figées … perso, je dis, chapeau.

Je ne m’attendais pas à me faire happer de la sorte. Quand la dernière image se referme, ces quelques êtres de papier, côtoyés 200 pages durant, nous manquent déjà. Ils ne reviendront pas … mais qui sait ? Ne subsiste plus que le plaisir d’avoir accompli un bien beau voyage … en pays de mafia où, paradoxalement, le lecteur se prend immanquablement d’empathie pour des ordures infréquentables.


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