Steinkis BD (2020)
« La baronne du jazz » fut le surnom d’une femme blanche mécène du jazz noir. Elle est née en 1913 et décéda en 1988. Son nom de jeune fille fut Rothschild (branche anglaise) ; celui de femme mariée, de Koenigswarter ; les deux déclinaisons offrirent à ses jeunes années un parfum de vieille aristocratie franco-anglaise très aisée. Elle porta un prénom étonnant, Pannonica. En fait, le terme cible un papillon de nuit, presque une mite, baptisé ainsi par son père Charles, entomologiste de renom et banquier occasionnel, qui l’a découvert ; il enregistra ainsi sa fille à l’état civil. Reste que ce prénom et ses diminutifs, à titre d’hommages, survivent encore dans les titres d’une vingtaine de morceaux jazz écrits par les plus grands.
Pannonica, un personnage de fiction à l’égal de Lara Croft ? Des aventures archéologiques trépidantes au cœur de jungles inexplorées et d’aristocratiques demeures ? Non, une femme de la vraie vie, mécène des jazzmen noirs US des années be-bop et militante de leurs droits civiques ... sans compter la centaine de chats errants qu’elle hébergea dans sa grande maison donnant sur la baie d’Hudson. Ainsi, « La baronne du jazz », le présent ouvrage, devient biographie, qui plus est BD, en hommage à celle qui, scandaleuse et de vie dissolue de l’avis des blancs, victime de préjugés antiféministes, servit de surcroit, contre vents et marées ségrégationnistes, un genre musical longtemps assommé de racisme latent aux USA, le jazz. Comment deux mondes aussi antagonistes ont t’ils pu se rejoindre ?
Mariée, cinq enfants, une des rares femmes pilotes d’avion, résistante gaulliste dans le Londres de WW2 et de par l’Afrique et l’Asie, tôt divorcée (sans avoir la garde de ses enfants) à une époque où cela ne se concevait pas, exilée aux USA lorsqu’être juif en Europe ne fut plus garant de sécurité. Un temps dans une suite d’hôtel new-yorkais en tant que résidente permanente, un autre dans une immense demeure dans le New-Jersey voisin. Elle hébergea nombre de jazzmen dans la dèche. Dans l’attente de jours meilleurs, Art Blakey, Dizzy Gillespie, Charlie Parker (qui mourra chez elle.. !) et bien d’autres … y donnèrent des jam-sessions dont l’évocation graphique dans la BD est de toute beauté. Des visages passèrent et s’en allèrent, certains perdurèrent... comme celui de Thelonious Monk (aux nom et prénom tout aussi improbables que les siens). Un génie musical torturé aux absences étonnantes entre drogues, alcool, psychisme psychiatrique … et rares éclairs jazzistiques à nuls autres pareils. Pannonica, alors, devint une femme au service de sa carrière, entre passion platonique (va savoir vraiment ?) et sincère attachement à lui offrir le meilleur des écrins possibles.
Je l’avais déjà croisée dans « Viper’s dream » de Jake Lamar, une fiction maffieuse qui la met en scène en arrière-fond, et dans « Mystère Monk », une copieuse biographie qu’a consacré Franck Médioni à Thelonious et par là-même à Pannonica. Son personnage hors-normes, que l’on attend ailleurs mais pas ici, dans les bals de cours plutôt que dans les caves enfumées, est attachant et laisse penser que, passion aidant, tout est possible pour attirer les contraires.
Visages tout en douces courbures. Phylactères sans cadres, textes semble t’il comme en liberté ; chaque planche savamment agencée se montrant un tout unique, échappant à l’académisme BD. Tous les personnages en background scénaristique restent en noir et blanc ; ceux en prise directe avec l’action sont rehaussés de couleurs agréables. A l’image des rares taches de sang chez Tardi sur lesquelles focalise le lecteur, elles attirent l’œil sur l’essentiel, c’est-à-dire l’humain. Le reste appartient, toujours à la manière de Tardi, à un urbanisme méticuleux mais surtout aux jam-sessions où se montre tout l’amour du dessinateur pour le jazz. La fumée des cigarettes, par exemple, tisse des arabesques entre les musiciens comme des dialogues aériens de l’un à l’autre que seule la musique peut véhiculer.
Et, en avant-propos, un papillon s’échappant d’une urne funéraire ouverte au-dessus de l’eau, rejoignant des chats derrière une gigantesque baie vitrée ; une partition sur un piano. Superbe.
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