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vendredi 11 mai 2018

Caméléon jazz






C'était avant que l'on ne me renvoie, pied au cul, vers les tripots et les bordels du ghetto noir.

J'habillais, tous les soirs, le silence du Styx Paradise Theater sur Main Street, de notes cristallines et sautillantes, d'accords plaqués sombres ou romantiques. C'était mon job de donner, en direct, du son aux images muettes en noir et blanc qui défilaient sur l'écran.

Fidèle au poste je l'étais depuis presque vingt ans, bien avant que Buster Keaton ne tienne l'affiche en 26 avec le "Mécano de la "Général". . Le 25 images/seconde, alors, se refusait encore au parlant. Le muet allait, sous peu, se faire greffer des cordes vocales.

Un autre monde allait s'ouvrir, le mien sombrer, à peine un an plus tard, à quelques encablures du Jeudi Noir de la Grande Dépression. Sacrée perspective pour ceux qui vivaient du muet et ne pourraient pas s'adapter. Mon pain quotidien c'était ce silence que la technique n'avait pas encore comblé des voix d'acteurs, du bruit des autres et du monde, de musiques dédiées..

Le boss du Styx, un gros blanc bien gras, cigare et queue de pie, voulait du ragtime New-Orleans et un noir au piano pour illustrer ses "Charlot", ses Ganz et Metropolis. Cà encanaillait l'endive et faisait rentrer le blé.

Mes dix doigts, un clavier, un peu de swing pour un public de blancs. Merci aux frenchies's brothers d'avoir inventé le nitrate d'argent sur la pellicule, la manivelle et les bobines. Tant qu'il n'y aurait pas un pavillon de gramophone sur le projo, j'aurai du boulot. Du genre à me rapporter, d'un dimanche l'autre, mon tabac à chiquer et une ou deux bouteilles de Whisky à planquer sous le polochon de la chambre d'hôtel.

Je me tenais, le cul sur le tabouret du piano droit, au pied et face à la grande toile blanche qui faséyait sous l'assaut des courants d'air, levant les yeux tout là-haut vers les cintres et le ciel des coulisses, m'imprégnant des hautes silhouettes mimant théâtralement sur les mailles du tissu le grand cirque de la vie .

Le projo tout là-bas, derrière les rideaux de fumées caressant les silhouettes des premiers rangs, comme un rond soleil blanc stroboscopique, clouait d'images changeantes la silhouette assise du pianiste à l'ouvrage. J'étais un caméléon dépourvu de pigments colorés, giflé de taches noires, blanches et grises sans cesse en mouvement. J'habillais de dissonances en larges accords plaqués sur les basses les scènes teintées de drame, de gais sautillements jazzy les instants burlesques.

Les premiers signes du désastre sont venus en 27 d'un russkof, la gueule barbouillée de cirage noir, qui paradait à l'écran sous le titre "le chanteur de jazz", mimant, chantant et surtout caricaturant ma musique. C'était le premier bout parlant. Je ne pouvais pas le prendre au sérieux et pourtant. Il disait: "Attendez un peu, vous n'avez encore rien entendu" et moi encore rien vu.

Le silence s'est alors replié sur votre serviteur qui avait donné sa vie pour qu'il s'habille des sons de l'arc-en-ciel, même si la couleur à l'écran ne viendrait que bien plus tard sans faire autant de dégâts.

 https://www.dailymotion.com/video/x1da7x5

Ps; Sur le même sujet:



 https://www.babelio.com/livres/Bloch-Le-crepuscule-des-stars/86917

9 commentaires:

  1. Ce que j'aurais aimé, en lisant ce texte, c'est que quelqu'un retourne dans le passé, et filme cette scène!
    ( et ho surprise! j'avais pas vu le petit lien tout en bas de l'article, avec la vidéo du chanteur de jazz!! je vais m'en contenter, puisque filmer l'autre morceau du texte avec le son aurait bien évidemment été impossible :-D )
    Très beau texte en tout cas, magnifiquement bien tourné. J'admire ta prose ;-)

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  2. Et merci pour la proposition de lecture, c'est tjs un plus pour ma culture générale qui est proche du zéro :-D

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  3. Merci..! Mais tu sais, question culture générale tu n'en manques pas. :-)

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  4. Un de ces pianistes était Fats Waller (un fabuleux artiste, compositeur, pianiste, organiste, chanteur); Il parait qu'il improvisait sur le film plutôt que jouer la musique fournie pour le film. Plusieurs spectateurs retournaient voir un film plusieurs fois pour la musique, qui n'était jamais la même.

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    1. Tiens, une voix francophone aux tonalités rock (et consorts) sans compter SF et Fantastique (eh Jim, Gilles777 adore Graham Masterton me semble t'il). Bienvenue à toi, Gilles...

      Fats Walers, je connaissais le nom, le savais associé au piano et au jazz d'antan, celui en N&B de photos d'artistes. En ouvrant Google et You Tube ce matin et en tapant son nom je suis tombé sur:

      https://www.youtube.com/watch?v=PSNPpssruFY

      ...le piano droit, celui accolé à la toile blanche de l'écran: quel plaisir. Il est ici chantant (qui plus est un standard) ce qui ne devait pas coller à ses impros ciné (encore que..!) mais j'entrevois bien sa bouille tournée vers les spectateurs et le rayon de lumière éblouissante issue du projecteur.

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    2. @Gilles777, citation: "Plusieurs spectateurs retournaient voir un film plusieurs fois pour la musique, qui n'était jamais la même"
      >>>> Ah, si, dans un ordre d'idée voisine, chaque film avait tous les soirs une vie différente à chaque projection dans le noir des salles. Encore que l'idée soit déjà venue à Bloch ou Matheson (lequel des deux, je ne sais jamais) d'imaginer son héros "habitant" la pellicule de sorte que des spectateurs attentifs le retrouvent sur la même scène à des emplacements différents.

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    3. Fats Waller, c'est un de mes compositeurs (un des grands compositeurs du Jazz)et performer préférés dans le Jazz et le lien You tube dans le message réfère à sa compositions la plus connue "Ain't mishebavin'. Il avait des mains gigantesques, ce qui fait que la plupart des artistes qui reprennent ses pièces sont obligés d'adapter la partition en fonction de leurs moyens plus limités. Pour les amateurs de piano, sa pièce de résistance de sa composition :
      https://www.youtube.com/watch?v=kIFoAwJPtm4

      Et, effectivement, je suis un grand amateur de Graham Masterton.

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    4. J'ai trouvé çà. Pas encore écouté. Mais d'ordinaire ce sont des émissions radiophoniques de qualité.

      https://www.franceculture.fr/emissions/les-nuits-de-france-culture/nuits-magnetiques-fats-waller-1ere-diffusion-19031981-0

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    5. J'ai écouté: passionnant.
      140 kilos, 1m94, des mains à donner des baffes à qui venait lui chatouiller les fosses nasales, un appétit à faire une seule bouchée d’une pizza quatre-saisons, truculent et coureur de jupons … quel portrait..! Mais aussi quel talent..!

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