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lundi 4 février 2019

La Campagne d'Ouvre-monde - Dominique Sels





Ed. de la Chambre au loup - 2018

Je ne me souviens pas de l'année de mes quatre ans. Ni même de celles qui l'ont précédés. Et rien ou peu, de celles qui suivirent, pendant trois ou quatre ans environ. De ce laps de temps ne survivent que des flous artistiques et des incertitudes de situations. Ne subsistent qu'un vide presque global, un trou enveloppé de brouillard, un coup d'éponge sur un tableau noir; rien pour accrocher un passé au portemanteau d'une école maternelle. Je me suis souvent senti orphelin de ces années-là évaporées de ma mémoire. Seules semblaient surnagés certains souvenirs particuliers: ceux greffés par les dires de proches qui se souvenant pour moi, firent remonter à la surface des anecdotes qui me semblent presque des artéfacts.

Et pourtant j'ai grandi, j'ai fais ma vie normalement, je me suis construit au mieux durant ces années primordiales de la petite enfance.  

Reste pourtant ce trou mémoriel jamais comblé. Passèrent sous mes yeux ces recueils de mots enfantins, ces entassements souvent réussis de perles dédiées à l'enfance. Souvent drôles jamais explicatives, j'en fus cependant très friand des années durant même si, sur ma faim, souvent.

Ma vie côtoie des petits bouts d'hommes et de femmes, hauts comme trois pommes qui à leur tour peuplent mon âge adulte de mots d'enfants, fruits de logiques inattendues et incompréhensibles. Que se passe t'il dans nos chères têtes blondes à ces instants là ? Je suis, souvent, incapable de répondre.

Quand est passé sous mes yeux un fragment de 4 de couverture attachée à "Une campagne d'Ouvre-monde": "Les mémoires d'un enfant de trois ans, une traversée de "l'immense quatrième année de la vie"", je me suis dis, tiens, çà, c'est pour moi. Dont acte..

Le roman est la quête initiatique d'un bout de choux haut comme trois pommes. David est dans sa quatrième année de vie. Le lecteur va le suivre six mois durant. Il filera d'un pas de plus en plus assuré dans sa compréhension du monde qui l'entoure, au fil de ses réussites, de ses expériences et de ses erreurs. Dominique Sels, l'auteure, va le montrer à l'assaut d'une vie, la sienne, qu'il commence à entrevoir en tant que décideur. Fini l'acteur passif quand s'élargit l'horizon au-delà des "pas-ronds" (traduire les parents) et que des interactions nouvelles apparaissent avec l'Ailleurs, la Ville et son métro, la Campagne et ses Animaux, la Maternelle et les Autres....

 La structure du roman est très particulière, pour le moins atypique et est, par conséquence, très originale. Cet état en fait sa principale force. Dominique Sels s'essaie avec réussite à être au plus près des pensées, actes, interrogations et paroles de son petit héros. On est très près de la narration à la première personne du singulier. On y serait encore au plus près si l'auteure n'avait pas fait le choix de l'explicatif en parallèle. Mais çà roule très bien comme çà, aussi. Ce que doit comprendre le lecteur passe par un effort d'attention soutenu posée sur des phrases paradoxalement simples. Perdre le fil des raisonnements de Davidc'est perdre tout le sel d'un récit envahi par l'humour, l'inattendu et le curieux.

Un désir de tout décrypter de ce qu'il voit, sent et touche mène David. Il lui faut croquer dans tout ce qui bouge ou pas, jusqu'à plus faim; dévorer, comprendre, assimiler, ingurgiter, régurgiter au mieux. La Vie, généreuse mais un peu brouillonne, lui a offert un grand sac rempli de milliers de puzzles aux pièces éparpillées, mélangées les unes aux autres, à charge pour lui de faire le tri, d'assembler. Quel boulot, l'erreur est humaine.

A chaque pas en Aventurier s'associent au choix: une réussite et un sourire, une maladresse et un doute, une erreur et une colère, une nouvelle incompréhension et un soupir de désespoir. David agglutine des faits, crée dans la foulée des structures mentales complexes qui tiennent la logique adulte ou qui, brinquebalants, fruits de raisonnements mal équilibrés lui font commettre des "mots d'enfants" hilarants et inattendus. Sa logique tient une route, la sienne; si elle est en accord avec celle adulte qui aide en arrière-plan, c'est l'autoroute; si elle est de bric et de broc c'est le chemin vicinal hasardeux et souvent l'impasse qui génère pleurs et colère. Il tâtonne, commet des erreurs, comprend de travers, assimile logiquement.

Le roman nous fait comprendre pourquoi le monde de l'enfance parait si immense, devient peau de chagrin vu par un adulte. L'enfant le perçoit si plein de "touts intrigants"(un ticket de métro poinçonné) qui ne sont plus que des "riens insignifiants" par exemple beaucoup plus tard. Le petit, rêveur et imaginatif, perçoit un invisible que l'adulte cartésien a oublié.

Si j'osais une comparaison: "La campagne de l'Ouvre-monde" me parait être une quête initiatique qui ressemble, de par sa forme, à celles que l'on trouve dans maints récits de science-fiction. Le héros avance peu à peu vers un moi en accord avec une situation dont il ne comprend pas tout. L'auteure use ainsi d'une méthode de progression classique en SF. Le roman n'est pas SF mais son cheminement et sa progression y ressemblent, fortement.

Excellent voyage en pays d'enfance que celui auquel nous convie l'auteure. J'ai souvent ri, réfléchi et me suis penché sur un passé presque absent de mon existence.

Merci à Dominique Sels, Babelio, Masse Critique et les Ed. de la Chambre au loup pour leur confiance.

26 commentaires:

  1. Je ne penses pas que les souvenirs de la petite enfance restent bien clairs chez la plupart des gens.. ils ne se fixent que plus tard.
    Au mieux il reste des flashs brefs..
    Et d'ailleurs, les petits ne sont pas dans l'analyse, je pense..ils vivent le moment présent et intègrent les expériences et les découvertes au fur et à mesure comme ça vient..
    ça doit être intéressant de lire l'interprétation d'un adulte. Ces années-là ne sont qu'émerveillement :-)

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    1. Citation: "Je ne pense pas que les souvenirs de la petite enfance restent bien clairs chez la plupart des gens.." >>>> Certain(e)s, quand on interroge leurs souvenirs de cette époque laissent remonter une foule de détails et un enchainement de faits très précis qui à chaque fois m'interpellent par leur nombre: des prénoms d'écoliers et de maitresses, des paroles, des actes, ce qu'il y avait dans les goûters emportés à la maternelle, des couleurs de vêtements,des évènements précis s'étant déroulés en cours de récréation. Étonnant et perturbant pour ma part. J'ai eu un coup de torchon sur tout çà.

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    2. Citation:"Et d'ailleurs, les petits ne sont pas dans l'analyse"
      >>> L'auteure tend presque à nous faire penser que si. Ils sont dans l'assemblage, dans l'emboitement des pièces du puzzle, mais l'erreur et la maladresse sont à leur porte et commencent ainsi les "mots d'enfants".

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    3. Citation: "ça doit être intéressant de lire l'interprétation d'un adulte."
      >>> C'est ce que propose l'auteure et ma foi le résultat est assez surprenant.

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  2. Peut-être que ça dépend des personnes alors.. certains ont une mémoire très active, et d'autres un peu moins :-D
    Je suis dans le même cas que toi.. je ne me souviens pas vraiment de ces années-là..
    ça commence vers 6 ans les souvenirs..

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    1. 6 ans c'est le CP..? Non, franchement c'est le trou noir. Quand j'en revois la photo scolaire de l'année,en cliché noir et blanc,les bancs,les pupitres, les trous pour les encriers, les boules grises, toutes les mêmes, le maitre sur son estrade: c'est toujours le flou. Par contre du CM1, çà remonte sans problème:un maitre, le meilleur que j'ai jamais eu, qui jetait des bouts de craies pendant l'étude sur les polissons qui refusaient de se taire et qui se faisaient un malin plaisir de parler pour éviter les projectiles. Du CM2: d'un autre, un géant qui posait ses élèves récalcitrants sur la plus haute des armoires de la classe et les y laissait sous l'hilarité des autres. Cà: ce sont "mes" souvenirs, pas des choses dont on m'a parlé.

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  3. Editeur de ce titre, nous avons plaisir à lire votre chronique consacrée à La Campagne d’Ouvre-monde. Nous apprécions votre perception personnelle d’une grande finesse. « Les mémoires d’un enfant de trois ans » est une formule qui étonne, à juste titre, c’est un raccourci publicitaire : nul n’est capable, parvenu à l’âge adulte, d’écrire les souvenirs de sa quatrième année, et pour cause, la mémoire n’en est que très fragmentaire. Cette formule ne figure pas dans le roman, nous avons pas mal discuté avant de l’insérer dans la présentation du titre. Nous l’avons retenue car elle fait réagir et qu’elle permet de mesurer le défi posé par l’écriture de ce livre. Bien cordialement, Christian Blomet

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    1. ... et cela a très bien fonctionné me concernant, ce détail "mémoires d'un enfant de 3 ans". Ce me fut une vraie accroche,de celles qui ancrent et ne lâchent pas, vraiment digne d'une 4 de couv. efficace.

      PS:
      Par contre: je me suis longtemps posé la question de savoir si un "je" exclusif en narration n'aurait pas été encore plus efficace. Quitte à perdre l'aspect didactique/pédagogique/explicatif. Et puis je me suis dis que le roman fonctionnait très bien comme il était.

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  4. Bonjour, Dominique Sels se joint à moi, son éditeur, pour vous redire le plaisir à lire votre chronique. La SF , nous ne connaissons pas bien, mais cela ne nous semble pas étrange de la rapprocher de la petite enfance. Du fantastique et de l'anticipation, c'est bien dans ce type d'univers et d'exigence vers le futur que vit un petit enfant. Bonne journée.

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    1. Enfance et SF.
      Un vaste sujet tant le genre a emprunté les chemins de l'enfance. Oui,vous avez raison, chaque enfant a très tôt un futur en lui, le sien, celui qu'il met en auto-construction et qui sera son présent au fil de son avenir. La SF a eu besoin des enfants pour éclairer ses futurs possibles/potentiels/espérés/à éviter, c'est quelque part avec eux qu'ils se modèlent, à partir de la manière dont ils se créent très tôt.
      Sturgeon me parait le première référence inévitable: "Cristal qui songe" qui cherche une place dans le monde pour un enfant différent; "Les Plus qu'humains" qui s'auto-déterminent dans un gestalt étonnant.

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  5. je suis bien d'accord! les petits enfants vivent dans un monde où le fantastique a toute sa place..entre le Père Noël, la petite souris, la Vouivre, les fées de la forêt ou les petits lutins, tout est possible pour eux..
    ( à chaque fois qu'on faisait des randos en forêt, mes enfants ( quand ils étaient plus jeunes) s'attendaient toujours à croiser le chemin de la Vouivre, surtout dans l'écrin des montagnes du Jura :-D )

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  6. La vie adulte via les objets de l'enfance qu'elle garde auprès d'elle peut t'elle grâce à eux faire rejaillir le passé de la petite enfance..? Un nounours au velours élimé, à la paille sèche ébouriffée sortant des coutures ? Une mèche de cheveux blonds alors qu'on est devenu brun ? De tout petits chaussons alors que plus tard on traine de lourdes et longues péniches aux pieds. Paire de moufles tricotées laine quand maintenant seul l'index les accepte ? Étonnantes sensations.

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  7. Belle chronique, Avin !

    Cheyenne >> « ça commence vers 6 ans les souvenirs.. »

    C’est ce qui est communément admis, oui :
    https://www.sciencesetavenir.fr/sante/les-souvenirs-de-la-petite-enfance-s-effacent-a-partir-de-7-ans_19042

    Mais on a encore beaucoup apprendre sur le fonctionnement du cerveau.
    Et j’imagine que des anomalies peuvent exister...

    Avin >> « Certain(e)s, quand on interroge leurs souvenirs de cette époque laissent remonter une foule de détails et un enchainement de faits très précis qui à chaque fois m'interpellent par leur nombre: des prénoms d'écoliers et de maitresses, des paroles, des actes, ce qu'il y avait dans les goûters emportés à la maternelle, des couleurs de vêtements, des évènements précis s'étant déroulés en cours de récréation. »

    Très étonnant. Au point que j’ai du mal à y croire.
    Un certain nombre de détails peuvent venir d’une reconstruction a posteriori, à partir des souvenirs des parents, des photos de classes...

    La mémoire est la plus habile des menteuses.

    (Jusqu’il y a peu, un de mes souvenirs les plus vivaces de l’époque de l’école primaire était ce moment où le bus scolaire avait renversé, heureusement à basse vitesse, une vielle dame : il semblerait que j’aie tout inventé...)

    Pour moi aussi, des années de maternelles, ma cervelle a fait table rase.

    Ce trou noir de la petite enfance pourrait inspirer un récit fantastique : une créature vole la mémoire en culotte courte ; mais qu’en fait-elle ?

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    1. @Jim; citation:"Un certain nombre de détails peuvent venir d’une reconstruction a posteriori, à partir des souvenirs des parents, des photos de classes..."
      >>>>> Oui, c'est ce que je nomme des souvenirs greffés. Des bourgeons de souvenirs qui viennent convaincre un enfant qu'ils sont les siens et qui s'incrustent dans sa réalité, qui apparaissent sur les coups des "Mais si c'est toi qui as dis/fais çà", des "Tu te souviens bien" et des "Qu'est ce que tu nous as fais rire".
      En conséquence je suppose que Dominique Sels, sous le même régime que les autres au rang des souvenirs de sa petite enfance, a du utiliser un système spécial de pensée pour retranscrire sa vision de l'enfance.

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    2. @Jim; citation: "La mémoire est la plus habile des menteuses."
      >>>> En parallèle de ce qui précède, on rejoint ici tous les amnésiques de la SF qui se voient implanter des vies antérieures fausses pour accomplir des buts précis. Ils sont téléguidés par des pouvoirs supérieurs (religieux, politiques, cosmiques..etc). Un peu comme les syndromes XIII (BD: Van Hamme/Vance) ou Jason Bourne (R. Ludlum) pour deux exemples hors SF. Je citerai bien les Nexus 6 de Blade Runner mais je ne me souviens plus s'ils possèdent en eux un passé quelconque (il me semble me souvenir qu'ils sont vides).

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    3. @Jim; citation: Pour moi aussi, des années de maternelle, ma cervelle a fait table rase.
      >>>> Itou. Parait que j'y ai eu une petite copine et je ne me souviens de rien. C'est désespérant de ne même pas en retrouver au moins les traits dans ma mémoire.

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    4. @Jim; citation: "Ce trou noir de la petite enfance pourrait inspirer un récit fantastique : une créature vole la mémoire en culotte courte ; mais qu’en fait-elle ?"
      >>>> Excellente idée. Et comment..! Qui est t'elle ? Qu'en fait t'elle effectivement..? Pourquoi le fait t'elle..?
      Une forme d'Alzheimer (temporaire) de la petite enfance..?

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    5. @Jim: "https://www.sciencesetavenir.fr/sante/les-souvenirs-de-la-petite-enfance-s-effacent-a-partir-de-7-ans_19042"
      >>>> Merci pour le lien. Ce que j'en retiens pourrait se résumer à ceci: "L'enfant, face au tableau blanc de sa vie, efface en amont et écrit en aval".
      En conséquence: conclusion personnelle, écrivant plus qu'il n'efface, il cesse d'être ambidextre, devient droitier et rejoint la plupart de ses congénères.
      >>>>> [Poussez-pas je sors]

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    6. Bonjour, c’est Dominique, merci de vos interrogations à propos de La Campagne d’Ouvre-monde. A la naissance de mon enfant et pendant plusieurs années, j’ai laissé courir ma plume sur quelques grands cahiers jusqu'à obtenir un manuscrit de quelques centaines de pages : tantôt des notes brèves, tantôt des esquisses plus développées. Cet ensemble, disons journal, a été rouvert et relu avec perplexité de cinq ans en cinq ans, redécouvert à chaque fois. Une note qui date d'avant les trois ans du petit mentionne qu'il demande à confirmer que les parents et lui sont en vrai, contrairement à "Pisserpent et au Capitaine Crochaine, qui ne sont pas en vrai". À partir de son entrée à l'école maternelle et sous l'influence de la maîtresse, par dessus le chaos chaleureux des jours, mon petit garçon commence à faire référence à des phrases déjà dites, à cheminer, à utiliser des bouts d'expérience comme des éléments de lego hasardeux à assembler. Il demande en sortant du cirque si les acrobates sont des gens ou bien des animaux. Tous les enfants progressent ainsi, ils se forgent peu à peu leur outil de raisonnement. L’ensemble d’esquisses lu à distance en attestait à froid, beaucoup plus nettement que le bouillonnement des jours vécus. Quand on le vit au jour le jour, on n’a pas le temps de voir. Un jour après avoir ainsi reposé, le manuscrit a été de nouveau saisi : il a engendré la forme de ce roman. Un chemin apparaît soudain qui relie une phrase par ci par là, et le roman à écrire se lève. Bref pas mal d’invention, mais nourrie d’ une prise d’esquisses sur le vif, et de leur lecture très décantée dans le temps.

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    7. Merci pour ces explications claires. Ce qui serait intéressant à savoir est le regard que porte à postériori David sur ce qui fut sa petite enfance via votre roman.

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  8. Le jeune homme est majeur depuis six mois ; plongé dans les études, il va quitter la maison je souhaite ne pas l’importuner, il n’est pas au courant -ou feint de ne pas l’être. Mon mari, lui, est un interlocuteur précieux et mon premier lecteur mais strictement quand nous sommes en tête à tête. Un adulte n’a pas à importuner ses enfants grands ou petits avec ses productions artistiques.
    Vous apercevez maintenant pourquoi le « je » ne m’est pas un instant venu à l’esprit, il y a plusieurs raisons, mais là c’est de l’ordre de l’interdit.
    En général, vous parlez d’un casse-tête, avec les proches : ou bien ils sont vexés de ne jamais se reconnaître au détour d’une page d’un de vos romans, ou bien ils sont indignés d’avoir servi de modèle. Parfois un sentiment d’impudeur terrible et de divagations vous est renvoyé à la figure. Parfois la personne est très contente à vie. Ou bien elle vous excommunie et dix ans après s’est habituée, elle chérit le même ouvrage publiquement. Il faut s’attendre à tout ! Un roman appartient entièrement à celui qui le lit ; à un effet violent succède un regard qui va vivre, évoluer, comme dans une histoire d’amour.

    Enfin on écrit pour sortir de sa famille et non pas pour sa famille. La famille d’un écrivain, ce sont ses lecteurs. DS

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  9. Dominique, je parcours à nouveau nos échanges ci-dessous et aimerais creuser certains aspects, les mettre davantage en relief, vous faire réagir à deux de mes impressions.

    D’abord, je vous disais que je me suis longtemps posé la question de savoir si un "je" exclusif en narration n'aurait pas été encore plus efficace.

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  10. Dominique Sels : Le « je » pour ce roman là n’a jamais été envisagé sérieusement. l’éventualité ne m’a pas traversée. Le je a été peu utilisé dans mon travail : dans Eden en friche ou Les plus beaux Diamants du monde. C’est un outil que je n’ai pas beaucoup travaillé, ça viendra peut-être. L’intériorité d’un personnage est parfois très bien éclairée, quand le texte est au contraire à la troisième personne du singulier ; Carson McCullers l’utilise pour éclairer Frankie Addams.
    Vous vous êtes posé la question de savoir si un « je » exclusif en narration n’aurait pas été plus efficace. Quand j’ai lu cette phrase, je me suis exclamée : « Encore ! mais qu’est-ce qu’ils ont ? Le je de David me serait impossible ! » C’est qu’avant l’impression d’un roman, on a un petit nombre de lecteurs, l’un d’eux, Didier Burel m’avait déjà dit « on attend que le livre continue en je. »
    C’est là qu’à la table familiale s’est élevée une conversation, les arguments se sont formés, a posteriori donc. Je vais vous rappeler les arguments, mais c’était surtout une question de sensibilité personnelle qui n’a pas à se justifier.
    Je l’ai tout de suite pris en bonne part : je me suis dit S’il attend le je, c’est qu’il entend le je ; le discours indirect libre est bien venu, le discours indirect libre prend ses aises, il est invasif, en nappes dans le roman, il infiltre la narration même. Par exemple grâce aux mots Pas-Rond, on voit par les yeux de David.
    Les arguments raisonnables contre le je sont
    - du point de vue du développement humain, tenir un je avant la six ou septième année est acrobatique. Ce choix vieillirait le personnage : comme au théâtre, quand une femme de quarante ans joue Agnès de l’Ecole des femmes. D’où ma conviction que le je n’aurait pas convenu.
    - le modèle étant un proche, c’était hors de question, insane, et c’est pourquoi le choix d’un je ne m’a pas effleurée (pour d’autres romans de l’enfance, pourquoi pas ?)
    - le je d’un trois ans ne peut endosser de nous immerger dans un décor alors que le thème même du livre est la découverte de l’espace par lui. C’est contradictoire.
    - l’hypothèse d’un roman choral (un je qui change à chaque chapitre) ne me séduisait pas, ça fait suite d’auditions dans un commissariat ou photo de mariage, il y a égalisation des je, un dispositif inadapté à un projet où la vitalité de David prime .
    Quand j’ai lu votre phrase et que nous avons commencé à échanger j’étais prête à vous en parler. Votre blog s’est interrompu pour des raisons techniques ; entre temps j’ai eu l’occasion de m’exprimer là-dessus avec Jean-Max Méjean.

    http://livres-et-cinema.blogs.nouvelobs.com/archive/2019/03/10/la-campagne-d-ouvre-monde-ou-la-naissance-du-jour-608517.html


    Autre chose à propos du je sous-jacent du petit : Pendant que j’écrivais le livre, un matin la musique de la prose de l’Attrape-Cœurs de Salinger m’est revenue dans l’oreille , je me souviens. Le livre est écrit en je, on sait que c’est le je d’un adolescent. Il m’incombe de citer cette dette. Une année, quand mon fils était au collège, il y a six ou huit ans, pendant nos allers et retours entre Paris et le Perche, j’avais lu à voix haute dans la voiture à mon mari et à mon fils l’intégralité de l’Attrape-Cœurs. Ça leur avait beaucoup plu. Mon fils était ravi. Il était un peu goguenard et parmi les commentaires qu’il a lancés, il y a eu, dans une joie libératrice : « Tu as vu comme c’est mal écrit ! » J’ai nuancé : « C’est faussement mal écrit. » Et il a compris tout de suite que cette méthode était la clé pour entendre la voix du personnage : « Ah oui, bien sûr, c’est faussement mal écrit. »

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    1. Un point m'étonne, je cite: " du point de vue du développement humain, tenir un je avant la six ou septième année est acrobatique". Est ce à dire qu'il est impossible à un enfant de cet age de penser en tant qu'unité humaine ou qu'il vous aurait été difficile d'en user..?

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  11. Dominique Sels : Attention, la réponse qui suit dévoile l’intrigue principale. Le mot et la chose ne se distinguent pas bien dans l’esprit du David du début du livre, ça forme un bloc. S’il entend les mots “ raisins secs” et qu’il n’y en a pas à disposition, il ne comprend pas ce qui se passe. Quelque temps plus tard, à la sortie d’un rêve qui s’est enfui, il demande si on a le droit d’en parler alors même que le rêve n’est plus là. Il comprend donc – une révélation - qu’une chose et son mot ont deux existences distinctes. Et à la dernière page, il se passe aussi quelque chose de décisif à ce propos. Il comprend que, réciproquement, le grand qui lit les mots Capitaine Crochet déclenche dans l’esprit l’image de la chose désignée.
    Par conséquent : 1) il est évident qu’un enfant de ce âge est une entité humaine 2) il est tout aussi évident qu’il ne peut pas produire un tel récit. L’emploi du je le désignerait comme auteur du récit : il n’y a rien de plus contraire au propos principal du livre.
    Un récit est une chaîne de mots totalement indépendante de la réalité de chaque chose que chaque mot désigne. Déjà que David peine à décoller un seul mot de sa chose, je ne vois pas comment il pourrait décoller 40000 mots de leurs choses d’un coup. Il n’y aurait pas de choix artistique plus contraire au chemin de ce roman.

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    1. L'argumentaire proposé tient la route, répond parfaitement à ma question et me pousse ainsi à écrire que l'hypothèse du "Je narratif" était donc inutilisable.

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