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jeudi 6 mai 2021

Le soleil des Scorta – Laurent Gaudé

 


Actes Sud Ed. (2004)

Il existe des romans lus et appréciés dont on ne savait rien d’emblée, ni de l’auteur ni du titre, ni même de la collection de parution (j’apprécie néanmoins chez Actes Sud les pendants « mauvais genres » Actes Noirs et Babel Noir). Ils sont livrés au hasard de ce qui nous tombe sous les yeux en librairie, bouquineries ou médiathèques. Ils surprennent, enchantent; l’envie de les partager pousse à les chroniquer avec enthousiasme. Dès la première prise en main, ils nous font admettre qu’ils vont nous plaire au-delà de tout (c’est le racolage passif des choses inertes), nous enthousiasmer, nous shunter de la réalité quelques jours durant, nous embarquer dans leurs mondes et surtout nous y faire adhérer corps et âme, à s'y croire, à s'y perdre. On pressent, déjà avant achat, qu’on ne les quittera qu’avec le regret d’en finir bien trop tôt avec eux. Seule la promesse d’y retrouver plus tard, à l’occasion d’une seconde lecture, une magie espérée intacte (bien que, sans illusion, fatalement émoussée) nous pousse à aller de l’avant dans la playlist des romans à lire. Dur dur pour le titre qui suivra.

« Le soleil des Scorta » est l’un d’eux. Vers Laurent Gaudé je reviendrai. Sa prose m’a hameçonné, sa façon de voir l’humanité m’a enchanté. Il y a quelque chose de la vie elle-même. J’ai hâte de ses autres romans.

Il est des bouquins dont on pense bêtement qu’ils ne sont pas pour soi ; si loin de la zone de confort vers laquelle on revient bien trop inlassablement (me concernant, les « mauvais genres »), trop loin d’une tasse de thé qui pourrait pourtant accueillir bien d’autres breuvages. Et pourtant dans ce « Soleil des Scorta », contre toute attente, j’ai trouvé ma came. Ce genre de surprises est, le plus souvent, le fruit de l’inattendu : d’une boite à livres (the right man at the right place), d’un titre conseillé auquel poliment on ne peut se résorber, d’un bac à soldes qui draine inexplicablement des perles, de l’accroche graphique d’une illustration de couverture, du clin d’œil vertical d’un dos de roman sur un rayonnage (la malice des choses), d’une tranche bientôt feuilletée avec curiosité et envie … Emballé c’est pesé d’un geste irrationnel et intuitif. Le dernier à m’avoir fait le coup fut Moby Dick (acheté neuf en librairie et échoué en pole position sur mon ile déserte).

Bref, celui-ci, m’est venu d’une boite à livres, au coin d’une rue, sous la pluie. Abandonné ou confié d’enthousiasme au hasard d’un autre lecteur, à un autre voyage ? Je ne saurai jamais. Toujours est t’il qu’il était comme neuf, mais déjà humide. J’ai eu l’impression d’une bouteille à la mer.

Il avait quelque chose de magique au toucher ; en remontait du bout des doigts effleurant la couverture un SOS tactile ; à l’intérieur, entre les pages, attendaient des mots qui me soufflaient à l’oreille : « Vas-y, prends-moi, c’est du bon, c’est le moment, après çà sera trop tard ». Nous avons tous de ces romans dont nous sentons irrationnellement qu’ils vont s’accrocher à nous, se laisser dévorer et nous laisser sur le cul. « Le soleil des Scorta » m’a scotché et je le savoure toujours, quelques jours plus tard, comme une friandise savoureuse lentement fondant en bouche.

Pas d’horizon d’attente me concernant, si ce n’est qu’il fut prix Goncourt en 2004 et que, quelques fois, on peut en espérer le meilleur…

Peut-être ce « Soleil des Scorta» a-t-il surgi dans ma PAL au bon moment, en cette triste et lente agonie d’un bien trop long hiver, en ce printemps mouillé qui sent plus les chrysanthèmes de novembre que le muguet de mai. Le premier chapitre promet un soleil d’été brûlant à fendre la pierre ; les mots suent, craquent et sèchent ; on a envie d’y croire à cette orgie d’azur blanc et de four incandescent ; on y sent quelque chose des morsures caniculaires de « L’étranger » d’Albert Camus. Le lecteur plonge de plein pied dans la fournaise d’aout d’un petit village des Pouilles, près de Naples, au sud de la botte. On y vient à dos d’âne en cet été 1870, sur les cailloux d’une unique sente tortueuse entre mer et montagne. On y rencontre cette vie d’antan inlassablement remâchée, l’éternel deuil des femmes, les cartes des hommes claquant sur le bois des tables, les chaises sur les seuils frais le soir à la veillée, les cigarettes sur les lèvres vissées, le cimetière là-haut qui attend ses proies. Le poids des traditions ancestrales sur tout un village. On y croise le curé à demeure, oublié du Vatican, celui qui venu de si loin se fera accepter ou rejeter ; le bandit de grand chemin, encensé, craint et maudit qui se présente au poste de maire. On y sent la pizza chaude, les spaghettis al dente vrillés en tourbillons à la pointe des fourchettes et au creux des cuillères à soupe, l'or des limoncellos en fonds de verres. On y mange les pâtes au cœur des mots, entre les pages, sur les trabuccos familiaux à flanc de falaises. On y goûte les olives ventrues, gorgées de vie, l’épaisse huile jaune de lumière et de chaleur. Que de bonheurs en mots, en images sépia, parcheminées et craquelées ..! Ce pourrait être du Pagnol ou du Giono dans le texte, c'est presque aussi beau ; mais c'est de l'Italie du soleil qui brûle et bouillonne dont Laurent Gaudé nous parle avec des mots cuits dans la braise … pas de la Provence.  Conséquence inattendue : le lecteur colle des accents du midi à ces italiens pauvres du fin fond de la botte.

De 1870 à nos jours, de l’âne obstiné sur le seul chemin d'accès au yacht dans le port flambant neuf des années 2000, l’auteur propose une saga familiale, celle des Scorta, une famille pauvre issue d’un viol. L’opprobre qui en résulte sera son boulet. Le lecteur avance peu à peu, de génération en génération, sur un arbre généalogique semblable à un olivier rabougri mais fier de son endurance, aux ramifications noueuses et torturées, incertaines mais tenaces. Les Scorta, d’une tranche d’âge à l’autre, se soudent, s’entraident sur le fil rouge d’une étrange promesse orale (pourtant si logique, si humaine, si nécessaire et indispensable, comme une leçon à tirer) que je vous laisse le soin de découvrir.

Il y a, une parmi tant d’autres, Carmela, la mamma italienne dans toute sa splendeur, taiseuse et intouchable, efficiente et indispensable ; qui perdant la mémoire souhaitera se confier avant que les mots ne s’en aillent de ses souvenirs. Il y a des morts qu’on déterre, de la contrebande de tabac, des filles entrevues dont on tombe amoureux fous, des cris, des pleurs, des serments, des larmes, des rires, des promesses …

Ce bouquin est bourré d'humanisme, de bonheurs éphémères ou durables, à trouver en chacun et en chaque chose ; de confiance à accorder à la vie, même si elle tue, meurtrit, blesse, chagrine, rejette, accable, détruit, vieillit, désarçonne ... et fait plier les hommes sous les assauts de la pauvreté, sous l’enfer du soleil et des sécheresses, sous le poids de la Grande Histoire (Guerre d’Espagne, Franco et le Duce, les migrants albanais … etc).  L'empathie à l’égard des personnages ressemble à de la colle forte; le lecteur, tour à tour, vit et meure en chacun d’eux.

Ma chronique se veut dithyrambique, ce roman mérite les louanges. Il a su me toucher profondément. Du 5 étoiles sans hésiter. Il est magique de fond et de forme. J'y ai trouvé les rires, le sourire, le pleur au coin de l'œil ... et surtout peut-être une grande leçon de vie. Pour un simple bouquin trouvé en BAL, quelle claque..!

 « Les olives sont éternelles. Une olive ne dure pas. Elle mûrit et se gâte. Mais les olives se succèdent les unes aux autres, de façon infinie et répétitive. Elles sont toutes différentes, mais leur longue chaîne n’a pas de fin. Elles ont la même forme, la même couleur, elles ont été mûries par le même soleil et on le même goût. Alors oui, les olives sont éternelles. Comme les hommes. Même succession infinie de vie et de mort. La longue chaîne des hommes ne se brise pas. Ce sera bientôt mon tour de disparaître. La vie s’achève. Mais tout continue pour d’autres que nous. »

Un trabucco du Gargano.
 
© https://www.doveandiamosulgargano.it/fr/les-trabucchi-du-gargano/

10 commentaires:

  1. Hé ben, ta chro me donne envie de me taper des spaghetti arrosés d'huile d'olive :-D

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    1. Ma prochaine chro: "Le relais d'Alsace" de Simenon. MDR. https://www.rustica.fr/images/okchoucroute-l760-h550.jpg

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    2. oh la la!!! arrête ça tout de suite, ou je fais un malheur!!!!

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    3. https://fr.shopping.rakuten.com/photo/306012346.jpg


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  2. c'est ça la magie des livres... ils nous surprennent et nous embarquent quelques fois vers des destinations inhabituelles ;-)

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    1. Celui là, principalement, vint via l'illustration de couverture: le regard de la dame, sec et interrogatif; la robe noire derrière les langues pendantes de rideau (Avant, en été, il y avait çà devant les seuils qui donnaient sur l'extérieur, çà préservait de la chaleur et des insectes, j'en entend encore le bruit caractéristique quand on les écartait); ces mains aux doigts écartés qui parlent presque. On sait qu'on est en Italie et qu'il fait chaud. Très. Trop.

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  3. bon, maintenant que je l'ai en PAL, je ne vais pas attendre des mois pour m'y coller! c'est sûr!

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    1. A ne pas lire en été, par temps de canicule. A mon avis. Tous les mots donnent soif, les phrases font radiateurs, d'autres bouillottes. A l'inverse de la Compagnie des glaces à réserver en juillet et août où la banquise fait glaçon à la surface du pastis.

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  4. Comme toi, je n'ai jamais lu cet auteur.. je l'ai pourtant pas mal croisé sur les étagères des magasins.

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    1. J'avais entrevu la couvrante poche:
      https://images-na.ssl-images-amazon.com/images/I/41IExPPTGsL._SX210_.jpg
      ... qui avait (faussement) un parfum polar à l'égal de "Les frères Rico" de Simenon:
      https://images-na.ssl-images-amazon.com/images/I/51078AfKSCL.jpg

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