Ouilla Docteur ..! – Jean Dautriat

 

 

Actes Graphiques Ed. (2010), 11^ème édition de celle de 1979 aux Ed. Horvath.

 

Jean Dautriat (1927-2013) fut un médecin généraliste ricamandois (La Ricamarie, une commune limitrophe de Saint-Etienne, Loire,42). Il y côtoya, tout du long des Trente Glorieuses, une population (12000 hab. environ) tournée presque exclusivement vers les mines de charbon qui firent de l’agglomération de Saint Etienne un « pays noir » qui, plein centre de l’Hexagone ou presque, cousinait (à minima) avec celui, lointain, des ch’tis.

Le praticien nota précieusement nombre d’anecdotes professionnelles liées à ses années ricamandoises, en fit un recueil, « Ouilla docteur.. ! », fruit de ses consultations en cabinet ou à domicile, appels en urgence ... etc. C’est l’équivalent du « Rire sur ordonnance » de Jean Charles mais géographiquement limité au strict pourtour stéphanois. Sa singularité est d’y trouver une particularité linguistique locale, le parler gaga qui, friand de néologismes fit, entre autres, des termes médicaux un mélange amusant, riche et invariablement poétique de mots télescopés, mal entendus, mal assimilés. Le tout fait écho à une époque révolue qui faisait du médecin de famille une entité tutélaire dévouée, simple, protectrice et familière.

La Ricamarie est mon « pays » à vingt kilomètres près ; c’est celui béni de mon enfance. Dautriat, me prenant par ses mots simples et poétiques, ses « historiettes » attachantes, tendres et cocasses, m’a conduit à rebrousse-temps, vers une époque enfuie, celle d’antan qui sans nostalgie vraie réveille quelques douleurs et les flots de rires de l’insouciance. Je suis retourné vers les façades noires des rues en pente ; vers les « crassiers » (terrils) qui, sans cesse, grimpaient de plus en plus haut vers le ciel ; vers ces boulets d’anthracite qui semblaient dégorger du soupirail des caves, à ras du trottoir, au pied des immeubles, comme des langues noires et épaisses, brillantes et immobiles, jaillies des entrailles de la terre; vers ceux qui aimaient bien le litron et le faisait savoir par les rues le soir venu ; vers les mamans sur le pas des portes les soirs d’étés à causer . Je n’ai jamais abandonné ni l’accent ni les tournures de ce parler gaga dont je suis fier, qui ne colorait pas la vie du noir charbon ambiant mais de toutes les couleurs de la gentillesse, de l’amitié et de l’entraide. Que tous ceux que Dautriat taquine ici (son « brave monde ») se reconnaissent (pour peu qu’ils soient encore en vie) : fruits de la silicose qui sabraient les peaux de cicatrices bleu et engluaient les poumons, mineurs de fond ou ouvriers de la sidérurgie « sauvés », CAP en main, des boyaux enténébrés et des puits sans fond, femmes au foyer au petit soin des « matrus », qu’ils soient fiers d’eux, ils ont inventé au rythme d’une vie difficile un parler populaire en concurrence rieuse avec le bien parler.

Au regard du copyright j’ai entre les mains la 11^ème édition datée de 2010 (illustrée par Piem, stéphanois d’origine). J’ai vu passer sur internet le nombre de 70 000 exemplaires vendus. L’ouvrage eut un succès régional indéniable à sa sortie en 1979, fut suivi d’une adaptation sonore sortie en 33 tours (on y entend Dautriat lui-même usant de l’accent gaga) et fut la thématique de saynètes théâtrales encore très prisées dans la région (elles eurent un temps quelques échos parisiens).

Et en ultime anecdote : mettant un terme professionnel, un quart de siècle plus tard, à son « aventure » ricamandoise, Dautriat s’exile à Aix en Provence où il achète une maison qu’il appelle « La Ricamarie ». Le passé, quand il est malgré tout souriant et tendre, se noue au présent en échos moins nostalgiques qu’empreints de la nécessité de le laisser perdurer.

Je ne sais pas si ce florilège d’anecdotes savoureuses parlera à tous, au regard de sa singularité linguistique, à celles et ceux qui ne sont pas d’« ici », mais j’espère qu’il le fera via le poids de son humanisme embarqué en filigrane.

Merci Mr Dautriat … que les anges vous accueillent d’un « Ouilla Docteur » souriant.