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mardi 15 mai 2018

Les craies et les doigts


A la Communale, le Maître traçait sur le tableau noir les lentes courbes de l’abécédaire. Je ne voyais que les craies…

A la maison, les premiers hivers, l’eau du lavoir était si froide pour toi maman.. ! A chaque lessive, tu en payais le prix. Du bout des doigts…

La craie raclait l’ardoise. Chaque lettre sa couleur. Les bâtonnets s’alignaient dans la gouttière au pied du tableau. Entiers, cassés, en poudre fine multicolore.. L’éponge mouillée effaçait l’œuvre du Maître, se barbouillait de couleurs emmêlées. La craie ne supportait pas l’eau.

De chaque chose tirer une leçon.. !

En hiver, chaque mercredi, tes doigts étaient toujours blancs et froids. Gelés, privés de sang, gourds et maladroits..! Peu à peu ils se transformaient.. ! J’y voyais de fins sarments de vigne torturés, dépigmentés, blanchis, presque transparents. Dix stalactites de glace, dix allumettes calcinées. Deux bouquets de doigts en fagots de brindilles torturées.. !

Des craies, l’instituteur en tenait en réserve. Dans l’armoire, derrière la porte vitrée.. ! Bien entendu fermée à clef.. ! Des boites entières classées par couleurs.. ! Des bocaux de confiture ne m’auraient pas plus tenté.. !

De gros noeuds d'os boursouflés et de cartilage ventru apparaissaient en saillies aux jointures. Déformaient la paume des mains, chamboulaient les lignes de vie et d’amour . Tes mains comme deux bouquets de salsifis congelés et blanchis, pétris de douleurs incessantes. Dix bâtons de craie blanche.. !

En classe, mon esprit travaillait.. ! Des craies à la rhubarbe, à l’orange ou à la Golden.. ! Je ne voulais pas les manger, mais les greffer.. !

Le lavoir était au fond du garage. Un endroit sombre et froid. Deux grands et profonds bacs de ciment. Une simple ampoule de quelques watts pendue au plafond. La lessive se faisait là, été comme hiver, à la force du poignet, à grands coups de reins.
Le savon était blanc. L’eau était noire.

Maman si j’osais, je les prendrai, je les volerai.. ! Pour t’offrir ne serait-ce que leur friabilité. Des doigts en couleurs. Des doigts de vie. Des qui bougent et qui n’ont plus mal. Des qui me prennent la main sans souffrir.

La lourde bassine traînée au pied de l’étendage. Le drap blanc essoré en lentes torsades serrées. L’eau s’égouttant à chaque vrille. Le linge pèse son poids. Mais tu as l’habitude, n’est ce pas.. ! Le charger sur les avant-bras, le monter à hauteur d’épaules, le poser sur la corde, le dérouler, coincer les épingles. Et de ton haleine souffler un semblant de chaleur sur tes doigts gourds.

Voler les craies, t’offrir des doigts qui ne supportent pas l’eau, s’effritent et réclament une machine à laver.. !

A l’étage la chaleur du poêle ravivait la circulation, mais irradiait ta chair de douleurs fulgurantes.. La peau peu à peu redevenait rose, mais les traits du visage grimaçaient.
Plus tard j’allais mettre un nom sur le syndrome : polyarthrite rhumatoïde.. ! Celle qui éclate les doigts comme des bananes écrasées, celle qui souhaite évacuer la pulpe par les crevasses béantes, qui grippe les articulations, enraidit les gestes dans une gangue de ferraille rouillée.

Tu vois, tout petit, j’aurai voulu t’offrir des craies.. !

Je ne sais pas où tu es maintenant, ma maman.. ! Mais à chaque arc-en-ciel d’après orage, tes doigts semblent dessiner au-dessus de la terre un gentil coucou que j’ai la faiblesse de croire à moi seul destiné.. !

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