Ce qui suit chronique le roman de Didier Daeninckx et la BD de Jacques Tardi qui en est l'adaptation.
Paris. Début des années 20. La
France s’essaie sans nostalgie à tourner la page de 14-18 ; se refaire à
neuf est délicat, voire impossible. Tant de haines à la traine d’un conflit sans
raison. La cicatrisation prend mal, est douloureuse ; la blessure est si
fraiche, si profonde, si intense. On se l'est pourtant promis, juré, craché, rancœurs
au panier: cette guerre serait "la der des ders" ; mais n'est-ce
pas qu'un vœu creux, pieux, rassurant et fragile ? Des relents haineux trainent
encore de part et d'autre de la frontière et déboucheront tôt ou tard sur la
récidive guerrière. En Russie le tsar a abdiqué, le rêve bolchévique s'amorce.
La France ouvrière se fait anarchiste, syndicaliste, se politise aux couleurs
de l'Est lointain. Le jazz vient des USA, les Années Folles pointent du nez,
les femmes doucement s'émancipent. On liquide les stocks militaires US
(corned-beef, jeans, automobiles ...etc) ; les filouteries pullulent sur
ce que les GI’s ont laissé à quai.
René Griffon, Varlot dans la BD (?), un désormais ex
poilu, peine à reprendre pied dans la vie civile après trois ans de tranchées,
de boue, de sang, de vermine et d’inutilité guerrière. Sa ligne de conduite :
tâcher d'oublier (même s'il sait qu'il n'y parviendra jamais) et de rebondir
loin des monuments aux morts, des commémorations, des défilés et de
l'orchestration vaine du souvenir. Reconverti en détective privé il fouille le
filon morbide des veuves éplorées en mal d’époux morts et enterrés, non
encore identifiés ou même retrouvés ; le décès attesté leur ouvre les portes du veuvage, de la pension militaire et de la vie recommencée dans des bras autres. Triste et pragmatique
réalité d’un monde où « the show must go on ».
Daeninckx a désormais entre les mains tous
les ingrédients nécessaires à un bon polar noir historique. Au background
d'époque, sur les traces d'un fouineur de privé qui ne va pas tarder à racler
le pus sous la croûte, il y ajoute mine de rien son grain de sel habituel et corrosif, c’est
un passeur d’histoires oubliées, un témoin à charge.
Un haut gradé demande à Griffon
de filer discrètement une épouse soupçonnée d'adultère. L'amorce est
typique du polar noir US qui met en scène, au choix, le gendre coureur de dot, arriviste
et opportuniste, la nymphomane imprudente, l’épouse volage … Varlot, en
acceptant, va, bien entendu, mettre le doigt dans un engrenage où, au-delà du
grain de sable inattendu, le héros se montrera gène qu’il conviendra de vite court-circuiter.
Après « Cannibale », et sa
diatribe sabrant (mine de rien) l'esprit colonialiste français des années 30,
je m’étais promis de revenir vers Didier Daeninckx. J’y pressentais à
mon goût une plume de conteur engagé, hargneuse et décidée, militante et
citoyenne (si, si.. !). L'auteur trempe ses intrigues dans la vase noire
d’évènements mineurs authentiques, oubliés ou sciemment tus, relativisés,
classés à tort anecdotiques. Ces petits riens, presque en filigrane dans
l'ombre officielle des grands événements, le touchent, l'inspirent et lui permettent
de dénoncer et d’écorcher. Il les veut représentatifs d’une Grande Histoire
qui semble ne retenir que ce qui l’arrange. Ces presque faits-divers enfin
libérés pèsent sur la représentation que le lecteur se faisait d'une époque; un
horizon de perceptions autres s'entre-ouvre; le regard jeté éclaire
différemment ce qui a été appris sur les bancs de la communale.
Qui pour avoir entendu parler de certains
détails biffés des manuels ? Qui, par exemple, pour connaitre l'épisode
sanglant et peu reluisant des mutins russes de la Courtine, dans la Creuse de
1917, quelques mois avant la Révolution d'Octobre. Daeninckx use par la
bande de faits à la traine et méconnus, de rouages mineurs de la Grande Machine
à Souvenirs raturés. Il fait œuvre de mémoire, déterre des scories qu'officiellement
on aurait souhaité dans l'oubli, des faits laissés pour compte dérangeants car
malodorants . Ils empuantissent une époque déjà peu ragoutante. Daeninckx
gratte où çà démange pour que, jamais, la gomme de l'Histoire n'efface
le moindre détail en sa défaveur.
Daeninckx, une nouvelle fois fidèle à
lui-même, en conteur engagé sans concession, éclaire la Grande Histoire par le
petit bout de la lorgnette, nous raconte la Petite au rythme du quotidien de ses
acteurs de base sacrifiés. La seconde tordant le cou à la première, la vie
quotidienne de ceux qui crevèrent pour les autres dénonce les errances d’un
état-major nombriliste et opportuniste.
Qui, mieux que Tardi, aurait
pu adapter en BD la noirceur bougonne, la hargne fataliste, ce "je
narratif" résigné et désabusé, presque crépusculaire du petit polar
noir de Daeninckx. Le dessinateur possède en bouts de pinceaux et de
plumes cette éternelle et incontournable noirceur d'Encre de Chine qui lui est
propre et colle si bien au désespoir des Poilus.
"C'était la guerre des
tranchées". Tout ce noir profond pleine page, en larges aplats de ténèbres
; un monde perdu dans une tombe obscure, sans espoir de lumière autre que celle
d'un ciel de mitraille. Les ténèbres de l'Histoire. Ces regards sous les
casques hantés par la folie. Ces ventres éviscérés. Ces cris dans la nuit du no
man's land appelant les mères. Une autre vision, plus dantesque et
réaliste, mordante, presque iconoclaste, que celle donnée par les monuments
d'après-guerre où les Poilus représentés semblaient allégoriquement désireux de
destins patriotiques, au-delà d'agonies dans une boue de sang, parmi les rats
et la mitraille qui labourait les cadavres. Tardi avec sa "Guerre des
tranchées" livrait sans fard des images sanglantes et horribles derrière les
mots édulcorés de l'instituteur d'antan, il dessinait une vérité autre qui
secouait et dénonçait au-delà du patriotisme obligé.
L’adaptation BD du « Der des
ders » prolonge logiquement dans l'après-guerre l'œuvre commencée dans
les tranchées de "La Grande Boucherie". Tardi, en noir d'encre
embarqué, épais et omniprésent, après avoir peint de son indignation et de son
empathie douloureuse « La guerre des tranchées », ses âmes
meurtries, ses corps déchirés, toutes ces vies perdues, dessine un Paris qui s’essaie
à la lumière retrouvée de ses rues et façades, de ses liesses nocturnes musicales
de dansantes … avant que la lâcheté de certains au service de leurs seules
ambitions ne remonte à la surface.
Daeninckx et Tardi. Deux complices,
d’insatiables gratteurs d’Histoire qui sous sa croûte cherche la sanie. Après
les ténèbres boueuses et sanglantes des tranchées, voici venir l’éclaircie
trompeuse de l’immédiat après-guerre, s'y mêlent l’approche joyeuse des Années
Folles, les séquelles traumatiques des gueules cassées, les poumons raclés par
le gaz moutarde, les fusillés pour l’exemple (toujours traitres mais bientôt
martyrs), les veuves de guerre qui au moindre cadavre de soldat s’empressent
d’entrevoir un mari pour enfin refaire une vie, toucher pension.
« Le der des ders » : un petit polar de rien mais qui, pourtant, via son prégnant background d’époque, vaut bien de longs essais historiques. De plus, s’y essayer, c’est croiser la prose bougonne et ronchonne, aisée et limpide de ces polars supposés mineurs qui, en damnés « mauvais genres », en valent bien d’autres, plus généralistes.
Vive Daeninckx. Vive Tardi.
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