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jeudi 27 octobre 2022

Brouillard au pont de Tolbiac - Leo Malet + Tardi (1982)

   

 Réédition 1992, Casterman Ed.

    En 1982, après une pré-publication dans un magazine mensuel consacré à la BD, (A SUIVRE), "Brouillard au pont de Tolbiac" parait chez Casterman Ed.. Ce titre est la première adaptation graphique, signée Tardi, d'un roman,daté de 1956 et sous la plume de Leo Malet. C'est, dans la bibliographie de l'écrivain, le dixième tome de ses "Nouveaux mystères de Paris" avec Nestor Burma en personnage principal récurrent. Malet avait prévu 20 romans , tour à tour centrés, en quasi one-shots policiers, sur les 20 arrondissements parisiens ("Brouillard ..." évoque le 13ème); il n'y en aura que 15. Tardi en adaptera cinq: le sus-nommé et quatre autres ont eu droit à sa patte de dessinateur, à son encre de Chine noire, à ses vignettes et phylactères, à ses bulles d'onomatopées ("120, rue de la Gare", "Une gueule de bois en plomb", "Casse-pipe à la Nation" et "M'as-tu vu en cadavre ?"). Les épisodes suivants, d'une patte graphique cousine de celle de Tardi, signés d'un autre dessinateur, profitent du succès initié par le papa d'Adèle Blanc-Sec, remettent Burma en scène, sur le fil des "Nouveaux mystères de Paris". Ils ont leurs qualités, mais, hélas, ce n'est plus çà - un ange est passé - on y cherche trop Tardi ...

    Nous sommes dans le ventre mou des bien tristounes, monotones et sages années 50's. Le noir et blanc de Tardi, posé sur Paris, habille la capitale des maigres lumières d'une cité perdue dans le gris d'une légère brume. La ville semble suspendue dans l'approche lente (ou à peine dépassée) d'une Toussaint pluvieuse et froide, en perte résignée d'un automne il y a peu dédié aux couleurs. L'apparente léthargie des temps, des choses et des êtres est troublé quand, subitement, la mort violente rôde et frappe en périphérie de l'immobilisme ambiant.

    Nestor Burma, façon BD, tel que restitué par l'art du dessinateur, copie-colle les détectives privés chers au polar noir classique, versant US ; il porte, comme attendu, le trench beige d'Humphrey Bogard; le col, en éternel cliché hollywoodien, est rabattu sur la nuque; la ceinture est serrée au plus près de la taille. Pas de stetson à la Philip Marlowe pourtant, celui à l'écran ciné éternellement penché sur le côté manque dans la BD; le détail vestimentaire a sans doute été jugé trop amerloque. Tardi renforce le côté franchouillard de Burma en sollicitant la pipe en bord des lèvres (hommage à Maigret dont il n'est au final guère proche, ou plus surement à Malet, son créateur littéraire ?). Burma est, bien entendu solitaire, taciturne, désabusé, pince sans rire et peu confiant dans le genre humain (il traine à ses basques un passé anar qu'il ne renie pas mais tait par prudence). Sa Lauren Bacall attitrée, dans son ombre, à défaut du blond platine ou châtain clair ravageur de la star hollywoodienne, est gitane et brune; ce n'est pas une femme fatale mais un être simple et attachant, dans l'introspection plus que dans le démonstratif. C'est la môme Bélita Moralès qui, comme l'écrit Malet en préface, est une "morte de papier à la vie dure" quand de rééditions en rééditions (roman et BD) elle a connu nombre de résurrections graphiques successives en unes de couverture; elles ont fait d'elle un personnage bien plus que secondaire, une fille de papier reconnue et essentielle, dont on se souvient au rang de celles qui ont laissé des traces dans le cœur des lecteurs.    

    L'ambiance, citadine exclusive, est majoritairement crépusculaire (en accord avec la tristesse et la mélancolie du récit en cours) voire nocturne (halos baveux des réverbères le long des avenues en perspective, glacis-miroirs des flaques de pluie sur les trottoirs mouillés et la chaussée pavée, flashs aveuglants des phares d'auto en ras de bitume, néons de bistrots perdus dans la nuit en oasis de lumières). Au cœur des vignettes d'extérieur, tout n'est que pluie en zébrures serrées, obliques et parallèles, froid via les arbres dénudés en hachures, bouffées d'air chaud s'échappant des pots d'échappement, arcs en ciel sous les essuie-glaces des parebrises mouillés. Tardi, et ses dessins de toute beauté, sont habiles à laisser renaitre le Paris des 50's mais aussi des 20's (voir plus loin); nombre de vignettes se montrent cartes postales, précises et détaillées, presque touristiques, s'il n'était que l'ambiance est grise, d'un noir profond sous les porches et les coins sombres, là où le fil d'un couteau à cran d'arrêt ou un pistolet au cran de sécurité levé attendent ... des morts annoncées.    

    Abel Benoit, un vieux chiffonnier. (Ah, ces petits et ancestraux métiers de rue, perdus, égarés dans le temps, anachroniques et insolites; Malet aime à leur faire vivre leurs derniers jours ..!). Son corps repose à la morgue de la Salpêtrière; l'homme a été assassiné la veille, son thorax est lardé de coups de surin, des trous béants et profonds sont perceptibles à deux doigts d'un tatouage caractéristique ("Ni Dieu ni Maitre"). Son corps attend le légiste, la police judiciaire, les flashs sur le nitrate d'argent de la pellicule photographique ... mais aussi, Nestor Burma, qu'en ex-compagnon de combats politiques d'antan il avait demandé à voir la veille, à qui il a écrit. "Je t'expliquerai comment sauver la mise à des copains". En souvenir diffus des jours enfuis, quand Burma et quelques autres étaient figés dans l'attente militante patiente (ou active) du Grand Soir, commence une enquête sur les traces du passé. Malet  fait entrer en scène un quatuor de vieux anars recyclés (ou pas), hibernant dans leurs convictions ou oublieux de leurs coups d'éclats (silencieux ou bruyants).

    Quatre hommes. Le ver dans le fruit, c'est l'un deux, bien sûr, c'est certain ... flashbacks ponctuels au cœur du Paris anarchiste des années 20's, là où et quand un salaud mijotait ses noirceurs. Le passé remonte, revit, renait, jusqu'à la vérité noire, fangeuse et saloparde ... Flics aux aguets, présents mais discrets, finauds et précautionneux, la balle n'est pas dans leur camp mais en Burma qui, en échos à son propre passé, sait où et chez qui gratter pour faire remonter la vase d'eaux redevenues limpides..

    La suite appartient au récit ... 

    L'intrigue est complexe, peu à peu étoffée, peu à peu disséquée, décortiquée, expliquée, solutionnée. Processus classique du polar noir, la mécanique proposée est dans la nature même de ce genre de récits. Rien de rédhibitoire, la complexité crédibilise les soubresauts de l'intrigue. Le "je narratif" embarqué rapproche le lecteur du personnage central, ouvre un chemin d'empathie à son égard. L'usage attendu de l'argot parisien, n'est que ponctuel; la prose est facile.

    La guerre d''Algérie se perçoit en filigrane, via certains graffitis tracés sur les murs de la ville ("FLN vaincra"). La France des 50's s'agite au gré des mises en page. Rondes autos comme gonflées de l'intérieur. Trams et trolleys et leurs frêles réseaux électriques aériens. Habits sombres et galurins d'époque; éternelles cigarettes aux becs, allumettes grattées, briquets frottés, ronds de fumée dans l'air. Bouches et quais de métro déserts, froids, carrelés de faïence blanche. Immenses verrières de gares meccano. Larges avenues inondées de lumières. Ruelles étroites et tortueuses, maisons à l'abandon, quartiers perdus, friches industrielles et faune nocturne à l'avenant, Hirondelles en maraude, à bicyclette, pèlerines sombres et tourbillonnantes, képis plats ... C'est la France citadine d'une époque désormais révolue, celle de quand je n'étais encore qu'un petit bout d'homme de rien du tout, tétine et doudou peluche, un marmot dont les souvenirs du quotidien se sont barrées au rythme de découvertes en rafales. Trop pour un seul homme, pas de place pour toutes. C'est ma France perdue, pourtant vécue; étonnant paradoxe. 

     Tardi s'est astreint à un énorme travail de documentation, l’œil penché sur ses immenses archives, derrière l'objectif d'un appareil photo en balade dans Paris, figeant les lieux qu'il va devoir dessiner avec dans l'idée le détail qui fait vrai

    Aux frontons des cinoches,l'affiche de "Du rififi chez les hommes"  promet à l'écran l'éternel jeu du flic et du truand, Burma voit en 25 images/secondes ce que le lecteur de Malet/Tardi perçoit de son personnage de papier via les dessins dans les vignettes et les textes dans les phylactères; étranges jeux de dupes où fictions et réalité se brassent et se confondent.

    Et surtout, omniprésente, la structure métallique arachnéenne du Pont de Tolbiac qui, en ombre chinoise posée sur la nuit claire, attend ses proies comme sur une toile d'araignée. Un fou rôde à ses abords, parait t'il, il a les yeux exorbités de celui que l'on perçoit en une de couverture. Peur sur la ville. 

   PS: Avant chronique, j'avais figé ici en "brouillon", donc par moi seul visible, un court article (qui, pour le peu qu'il méritait, ne devait pas en sortir). Il était axé sur un argument futile, de l'ordre du détail (apparemment) sans intérêt. Je le laisse en accès exclusif sur les //S. Cà peut intéresser.

    J'avais entendu l'aveu étonnant de la bouche même de Tardi, au cœur d'une courte vidéo "You Tube", qu'il avait de la peine à dessiner les bottes de soldats dans les tranchées, ayant tendance à les montrer plutôt santiags qu'autre chose ... J'avais conclus de même concernant les yeux qu'il dessine au plus simple, ayant tendance à les schématiser à outrance sous forme de points ou de courts tirets. Surprise, l'avant propos de ce présent "Brouillard au pont de Tolbiac" montre les regards plus élaborés (et fort réussis) de son héroïne, la môme Morales, celui de Leo Malet; il en est de même pour l’œil exorbité (aliéné et angoissant) de l'homme maigre sur la une de couv. 

     Donc, là, une nouvelle fois, un constat étonnant s'impose (ou alors c'est moi ..!), celui de Tardi au travail, dessinant Paris dans le moindre détail (qui fait vrai) et restituant au plus simple la bouille (souvent minimalement ronde) de ses personnages (nez et bouches incluses). Laisse t'il délibérément à son lecteur le soin d'en interpréter le strict nécessaire offert ?  Je ne sais pas..! 

  


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2 commentaires:

  1. On en est à 13 BD (9 dûs à Emmanuel Moynot dont un dessiné par François Ravard, et 3 de Nicolas Barral), si je compte bien. La dernière étant parue en 2020, un nouvel album ne devrait plus tarder? Et, sauf erreur de ma part, Tardi a "repris" le personnage pour un album "hors série...
    (s) ta d loi du cine, "squatter" chez dasola

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    Réponses
    1. Oui ... et 10 ans après le 9ème tome d'Adèle Blanc-sec, voici venu, cette année, l'ultime épisode (affirme Tardi). Mais j’apprécie moins au-delà du dessin toujours aussi excellent; c'est trop foutraque de scénarios à mon goût.

      https://www.ligneclaire.info/wp-content/uploads/2022/10/BD-Adele-10-.png

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