Dargaud Ed. - 1997, 1999 & 2002
« Berceuse assassine »
est une trilogie BD signée Philippe
Tome (scénario) et Ralph Meyer (dessins). Les épisodes (« Le
cœur de Télenko », « Les jambes de Martha » et « La
mémoire de Dillon ») datent respectivement de 1997, 1999 et
2002 ; une intégrale est sortie en 2008.
Le tout constitue en BD une œuvre étonnante,
à mon sens un chef d’œuvre de par son originalité et la maitrise de sa forme.
Elle est à nulle autre pareille (à ce que je connais du genre). Sa singularité provient
d’un procédé narratif rare dans le domaine : celui choral qui donne tour à
tour la parole, autour des faits en cours, à un nombre restreint de
protagonistes. C’est un triptyque, un récit à voix multiples. L’équivalent en
vignettes, dessins, couleurs et phylactères de romans tels que « L’été
meurtrier » de Sébastien Japrisot et «Le cercle de la croix »
de Ian Pears. La ressemblance n’est pas tant de fond (les thèmes
ne cousinent pas) que de forme. Le
narrateur-BD, reprenant les faits, change à chaque épisode, celui du roman à
chaque chapitre ou partie du récit. Trois des protagonistes de « Berceuse
assassine » viennent, tour à tour, en devant de scène et en « Je
narratif », nous présenter leurs propres visions des mêmes événements.
Chacun détient une vision différente (et par là même une part de vérité) du
déroulé d’un drame qui les concerne tous.
Chaque début de tome reprend tout à zéro dans la perspective d’un seul
point de vue ; l’intrigue s’enrichit peu à peu de faits jusqu’alors cachés
ou que le personnage en cours est le seul des trois à connaitre. Un ressenti en
cache un autre. A la convergence de trois parallèles et du brassage d’autant de
destins émerge un effet puzzle, nait un tout plus grand que la somme de ses
composants.
« Je me souviens, c’est cette nuit-là que j’ai
décidé de tuer Martha »
New-York. De nos jours …
… la nuit (le noir de l’encre de Chine en larges tâches sombres au cœur des vignettes, occultant le ciel, mangeant les façades des gratte-ciels, cernant les lueurs de réverbères, piégeant dans la lumière les vies qui s’agitent et les recrachant aussitôt dans l’ombre, mortes ou vives) ;
… la pluie (toute en longues hachures obliques, en brèves zébrures sur les flaques aux creux du bitume, sous la lumière rasante des phares allumés) ;
… les innombrables néons publicitaires ; les graffitis sur les murs blafards du métro
...
et cette faune interlope de La Grosse Pomme :
« Des déjantés, des drogués, des
criminels ... [ ] … La moitié de cette ville vit avec une arme greffée
dans la main. »
Télenko. La quarantaine élancée mais désabusée. Des restes de
beau gosse. Lunettes Rayban, coupe à la brosse et silhouette à la Paul Newman.
Mais pour en faire quoi, sinon se mentir à soi-même et aux autres ? Derrière
la façade : une ruine. Insuffisant cardiaque guettant les soubresauts
anarchiques d’une bradycardie arythmique si proche par instants du tracé plat. On
fait avec quand la tune n’est pas là. Surmenage, tabac et alcools blancs bien
au-delà du raisonnable. Son job : yellow cab driver de nuit. Marié sans
enfant. Son épouse, Martha : en fauteuil roulant, paraplégique dont
il s’occupe seul, hargneuse et revêche, critique acerbe de tout ce qu’il peut
dire ou faire, revancharde, surtout malheureuse. Entre eux, l’amour s’est enfui ;
ne subsiste qu’une haine viscérale ; seule la mort de l’un ou de l’autre pourra
l’apaiser. Télenko : Une existence morne entre garde-malade martyr et
barjots de nuit imprévisibles sur la banquette arrière de son taxi …
« Je ne t’accorderai pas le divorce.
On ne divorce pas d’une épouse à roulettes, Telenko .. ! »
« J’ai rêvé Télenko, j’ai
rêvé que tu m’assassinais .. ! »
… désir de meurtre « accidentel », pour enfin en finir, se sentir libre, recommencer une vie.
…
Un index sur la queue de détente d’un révolver. Sa cible : une nuque, celle
de Martha face à un miroir…
Télenko toujours. Parmi ses relations amicales : un médecin qui a perdu sa femme d’une maladie tropicale, soignée à domicile jusqu’au décès … Telenko flaire le crime parfait, mais c’est un ami qu’il peut comprendre, dont il peut s’inspirer …
Rien, bien
entendu, ne se passera comme prévu (pour les trois intervenants … à moins qu’un
quatrième).
La suite
appartient au récit ...
CE QUE J’EN PENSE : Le
premier tome est une transposition à l’américaine d’un thème cher au polar made
in France des années 50’s et 60’s. On y retrouve un couple au bord de l’implosion,
auto-détruit à bas bruit, prisonnier de lui-même, pris à son propre piège, au-delà
de l’apex de la haine, dans un lent processus criminel vers le point de
non-retour, dans la maturation de mises en scène appelées à tromper la police.
Cette situation matrimoniale classique fut récurrence presque constante des Special-Police
du Fleuve Noir d’antan. Le thème serait ici bateau si les deux tomes
surajoutés ne complexifiaient pas la situation ; on y retrouve peu à peu
les faits derrière les faits, les non-dits, les mensonges enfin à la lumière, les
poupées gigognes dans les poupées gigognes. Chaque tome apporte son poids au
drame en cours.
Le déroulé des
vignettes est débridé, rapide, tendu, cinématographique. Nombre d’entre elles
sont sans bulles, le dessin se satisfaisant sans problème de lui-même. Les textes
sont hachés ; l’introspection des héros, bien que par instants assez prévisible,
est omniprésente et empathique. Les propos sont secs, à l’emporte-pièces, comme
découpés dans un polar US des 50’s.
Les dessins sont
heurtés, cadrés comme au cinéma ; en jaillit un sentiment d’urgence et paradoxalement
de parfaite fluidité, par maitrise d’un 9ème art ici parfaitement contrôlé.
Les couleurs sont ciblées ambiance morose : dans les marrons, les ors et
les noirs ; y émergent angoisse et suspens.
C’est une pleine réussite. Laissez-vous tenter ..!
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